vendredi 15 janvier 2010

De la périphérie au centre : les limites du corps viennois

Laurence Gossart



A partir de Gunther Brus, Automutilation

De la périphérie au centre : les limites du corps viennois
Laurence Gossart

À l’image mythique d’une Vienne rococo, baroque, tout de dorure et d’architecture sublime, vient s’opposer celle des actionnistes viennois. Un courant artistique dont les racines trouvent un substrat particulier dans la situation politique d’après-guerre. Une situation confinée dans un consensus de neutralité où l’Autriche s’engouffre. La droite, très conservatrice, alors au pouvoir étouffe toute forme de culpabilité quant à ses responsabilités dans le conflit de la Seconde Guerre, appréciant particulièrement le statut de pays envahi par le pouvoir nazi que les alliés lui octroient. Mais si nombre d’Autrichiens ne rechignent pas face à cette déresponsabilisation, un groupe d’artistes – les actionnismes – prend le parti inverse. Les trois fondateurs de l’actionnisme viennois sont Otto Mühl, Gunther Brus et Hermann Nitsch.
« C’est une société si incroyablement cléricale, conservatrice : que dis-je ! littéralement fasciste. Il fallait qu’ils le fassent. C’est pourquoi je tiens depuis les actionnismes viennois en haute estime. [1]» Il est vrai que, sorties de leur contexte, ces œuvres sont difficiles d’approche. Leur esthétique est extrêmement violente. Ce courant naît dans les années soixante en réaction à une société postfasciste. Leur apparente violence ne fait que révéler la violence réelle exercée durant la Seconde Guerre mondiale. Le corps physique des actionnistes s’oppose au corps politique, au corps d’état, au corps d’armée et semble remettre en mémoire par ces mises en scène les corps décharnés, dépecés des hommes et femmes déportés et massacrés.
Le corps, ses flux, ses limites, est donc au centre, voire, le centre de toute leur création. Un corps qui est mis en action et dont tous les aspects les plus vils, les plus animaux, sont oubliés par les gens de bonnes mœurs. Ce sont ces aspects rejetés à la périphérie en temps normal qui sont mis au centre dans leurs travaux. Ils sont le sujet, ils font le sujet. Il ne faut pas oublier qu’en effet Vienne est la patrie de Freud. Le psychanalyste déshabillait les âmes pour en montrer les névroses, les non-dits, les sexualités, les structures, les blessures, les fêlures. Les actionnistes ont déshabillé les corps révélant leurs odeurs, leurs bruits, leur matière : sang, excréments, sperme, salive, urine…. Cette matière est elle-même organisée par un ensemble de gestes qui reprend souvent des gestes rituels de la religion catholique. En effet, il y a une ritualisation de chaos. Pour certaines actions, des partitions existaient qui dirigeaient les différents protagonistes.
« Ainsi, chez l’homme, on préfère en général se pencher sur ce qui lui est propre, son « âme pensante », plutôt que sur ce qu’il partage non seulement avec les animaux mais aussi avec les végétaux. […] Quant à la matière, elle nous est indifférente en ce domaine, du moins lorsqu’elle reste extérieure ; ce n’est que lorsqu’elle est manifestement organique (et nous concerne alors dans notre dimension biologique) qu’elle devient équivoque, sinon malpropre.[2] » Etre humain, être vivant, c’est aussi être un corps. Corporéité niée par l’homme car sale et, surtout, lui rappelant son statut animal, dépendant de sa biologie.
L’œuvre des actionnistes viennois est apparue a posteriori comme une forme de catharsis. Otto Mühl, par exemple, en mêlant nourriture, matière fécale, sexualité collective, souhaite briser tous les tabous. La sexualité lui apparaissait comme l’objet essentiel d’une répression dans la société d’après-guerre et, de fait, devenait un élément essentiel à une efficacité révolutionnaire.
Le 28 juin 1963 Mülh et Nitsch distribuent un tract dans le XXe arrondissement de Vienne : « Je vais me mettre en état d’excitation physique par des actions et pénétrer jusqu’à l’expérience de l’excès originaire. Je répands, j’asperge, je souille l’espace avec du sang et me roule dans les flaques de couleurs. Je m’étends tout habillé sur un lit. On remplira et on versera sous les draps des boyaux, pis de vache lacérés […]. Je mâche des roses thé plongées dans l’eau sucrée, et crache la douce chair des roses. […] je donne mon corps à répandre publiquement. [3]»
Si les actions de Mülh et Nischt sont politiques, violentes - mais à dessein -, les actions de Gunther Brus sont, quant à elles, bien plus ancrées des réflexions existentielles. Sur la vidéo montrée précédemment – Automutilation – l’artiste recouvert de peinture blanche semblait reproduire un début de suicide en public… Mais, dans ces « tableaux » mis en scène, c’est bien plus la recherche de la limite entre peinture et corps, vivant et mort, simulation et réalité, qui se joue. Limite aussi entre homme et chose. Entre homme et monstre. Cette œuvre particulièrement forte présente un homme (Gunther Brus) recouvert d’une pâte blanche, une peinture épaisse dans laquelle son corps se meut comme s’il était fait de cette même matière. Comme un spectre protéiforme, il évolue, rampant dans cette glu blanchâtre. Cette chose informe et sans visage, sans forme humaine réelle, dépossédée de son humanité semble évoquer les corps des déportés, les corps brûlés et massacrés. Alors, de quelle « automutilation » peut-il bien s’agir ? Il n’y a pas, dans cette œuvre, de réelle automutilation. Mais l’on peut pressentir un propos plus philosophique qui tendrait à montrer la façon dont l’humanité se mutile seule, au nom d’idéaux vaniteux. Et Gunther Brus prend le temps de happer les spectateurs. La caméra filme de façon compulsive, s’arrêtant sur chaque détail. Les plans serrés compriment l’espace psychologique du spectateur et l’implique de façon irréversible dans le processus de défiguration.
Robert Fleck dira : « Par l’utilisation réelle de symboles de l’inconscient collectif national – le sang, la croix et autres signes du rituel catholique – ou par des scènes reproduisant réellement l’anéantissement de l’homme en référence à l’holocauste, les actionnistes viennois voulaient expulser de l’Autriche de l’après-guerre, les restes d’un fascisme encore présent. De tous les mouvements artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, ce sont eux qui débouchèrent sur la confrontation la plus violente avec leur propre société. [4]»
Si la question du rituel, du cérémonial, est bien présente dans leurs œuvres, c’est qu’à l’instar du baptême catholique, ces actions, ces gestes, lavent : la bouillie des corps meurtris lave les souillures laissées par le carcan idéologique et les blessures gravées par la guerre.


[1] Per Kirkeby, cité in,
Hors Limites, l’art et la vie 1952 – 1994, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1995, p. 196.
[2] André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, pp. 5-6.
[3] Ibidem, p. 201.
[4] Ibidem, p. 206.


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