mercredi 25 août 2010

Prisée par l'instant - Sophie Ristelhueber, Beyrouth 1982

Par Laurence Gossart



« […] Le temps c’est l’instant et c’est l’instant présent qui a toute la charge temporelle. Le passé est aussi vide que l’avenir. L’avenir est aussi mort que le passé. L’instant ne tient pas une durée en son sein ; il ne pousse pas une force dans un sens ou dans un autre. Il n’a pas deux faces, il est entier et seul. »
Gaston Bachelard[1]


Les pratiques artistiques qui procèdent de « l’inventaire » et de la « collecte » ont en commun un certain nombre de gestes : le rassemblement, l’accumulation, l’amoncellement, la répétition, le classement, la présentation etc. Chacun de ces termes relève du processus mis en œuvre. Mais ce qui anime ces différentes démarches c’est le désir de trouver quelque chose. Faire l’inventaire, c’est répertorier ce qui est trouvé. Inventer, c’est trouver quelque chose de nouveau, le nommer, et enfin le répertorier dans la carte du champ des choses existant. Inventer et inventorier le monde, collecter et collectionner celui-ci. La démarche adoptée ici se fonde sur l’étymologie commune des termes inventer et inventorier : inventer et inventorier viennent tous deux du latin invenire qui signifie trouver. Tout collectionneur ambitionne de trouver la pièce rare, insolite qui va donner corps à sa collection et sa recherche effrénée, incessante et compulsive. Pièce rare qui dès lors qu’elle aura été trouvée comblera partiellement le désir sans pleinement le satisfaire. Ainsi une autre pièce à la rareté fantasmée ou réelle sera recherchée, trouvée, et répertorié dans le champ du « j’ai ».
Dans cette course à la rareté se dessine le besoin de posséder les choses, d’avoir la main mise dessus, d’avoir une emprise sur elle. Les modifications des modes de production que connu le XIXème siècle – la Révolution industrielle – induisent une relation à la temporalité nouvelle. Rapidité et industrialisation deviennent les modèles d’une epistémée naissante qui s’organise autour d’une rationalisation du monde. Ce dernier est l’objet d’une tentative de compréhension scientifique, ordonnée et ordonnante qui se veut incontestable. Compréhension qui est une autre forme de préhension du monde, de prélèvement et de collecte de celui-ci, ou bien, pour le dire autrement, de « prise » sur lui.
Mais s’il y a bien un élément sur lequel l’être humain n’a aucune prise c’est le temps ; ce flux d’éléments qui apparaissent et disparaissent sans que rien ne puisse en confirmer l’existence. Des êtres qui passent dans la rue, des oiseaux qui se posent à vos pieds pour picorer quelques miettes tombées à terre, des figures impalpables qui échappent à toute fixité. Le temps ne se fige pas, il passe. Cette absence de « prise » sur le temps est tout autant le sujet d’un sentiment de perte que l’objet de créations poétiques des plus profondes. L’instant est cette donnée abstraite et intangible dans laquelle nous évoluons et qui nous échappe totalement. Collecter des instants, les inventorier, ressort du rêve de cette « prise » sur le temps. Prendre le temps, avoir prise sur le temps, saisir l’instant pour l’offrir à la durée et la pérennité, est peut-être un des enjeux de la thématique « Collecte et inventaire » proposée ici.
Dans ce mouvement qui consiste à « prendre » le monde, un nouveau modèle de représentation s’invente : la photographie. Elle a un rôle central dans la compréhension, la compression, et surtout, dans l’illusion du saisissement de l’instant. Dès sa divulgation au XIXème siècle, la photographie est mandatée par la société qui la voit naître d’une mission de collecte d’information et de diffusion. Elle répertorie, renseigne, informe, et bien entendu, elle archive. La « prise » de vue photographique est une nouvelle forme d’appréhension de la société en pleine mutation. Le monde est perçu et saisi au travers de cet instrument dont la dimension technique conduit à fantasmer une certaine vérité de l’image. La nouvelle image autorise ainsi à inventorier le monde, à chercher et trouver d’autres horizons. Et il y a bien invention, au sens étymologique, car la nouvelle image se constitue en partie sur l’idée qu’elle est un substitut de ce qu’elle représente. De fait il devient indispensable de la protéger et de l’archiver.
De la même manière que la circulation des biens et des personnes s’accroît, la diffusion des informations est inscrite dans un flux d’informations à la luxuriance grisante. L’archive dématérialisée est accessible à tout un chacun qui possède un tant soit peu la technique. L’actuel IPad par exemple facilite les recherches à tel point que chacune des applications proposées anticipe et détermine le désir de l’utilisateur. Dans cette anticipation du désir, l’espace apparemment augmenté des possibilités est amplifié. En accroissant les possibles, les technologies modernes donnent de l’essor à la vitesse de propagation des flux d’informations et modifient notre rapport à l’évènement. Tout devient événement.Posséder des informations, des images, des documents est une chose, mais avoir la capacité à les regarder, les comprendre, nécessite un autre mode de relation au temps de ces évènements.
Dès 1982, face à l’accélération et la virtualité des images et des informations, la photographe Sophie Ristelhueber créé une rupture. La série Beyrouth développe un répertoire photographique de bâtiments en ruine. Des images de petit format, présentées dans des cadres sobres, qui pourraient même devenir une forme de petit musée imaginaire où chaque photographie est une alcôve de temps pétrifié sous les bombardements. Les bâtiments répertoriés sont en suspens, « pris » en photographie avant qu’ils ne s’effondrent. Loin du formalisme froid des Becher, les « ruines » de Sophie Ristelhueber se dessinent dans les impacts de tir et les effondrements qui en résultent. L’image créé un espace-temps au sein duquel sont retenues quelques uns des signes des vies qui traversèrent ces lieux. Privés ou publics, chaque bâtiment est saisi sous un angle qui lui confère beauté et charge émotionnelle tout en en préservant leur fragile intimité. Ce sont des images qui nécessitent du temps pour être vues. Bien plus que des documents, ces photographies inscrivent de l’intime dans chaque cavité laissée par les tirs de roquette. « L’évènement, dit Gilles Deleuze, ne se confond pas avec l’espace qui lui sert de lieu, ni avec l’actuel présent qui passe […] c’est dans le temps vide que nous anticipons le souvenir, désagrégeons ce qui est actuel et plaçons le souvenir une fois formé. » Les ruines de Beyrouth vues par Sophie Ristelhueber génèrent aussi de la forme en agrégeant des souvenirs dans ce temps vide, temps évidé d’instant. L’évènement de ces images est tout à la fois le moment des tirs, celui des ruines elles-mêmes, ainsi que celui de la mémoire violée et dévoilée, éventrée et éparpillée à tout vent.
La série Beyrouth fait ainsi évènement dans la « prise » sur le temps. Elle ne saisit pas un instant décisif quelconque, mais elle instaure différentes temporalités par une multiplicité de temps en présence. Les images sont hantées d’une forme de synchronicité de nombreux instants disparates réunis par l’état de ruine, dans une série où le format et la présentation - sobres et répétitifs - invitent le regardeur à apprécier chaque image de cette collecte comme un objet précieux et unique. Entre chaque photographie il y a un autre laps de temps : celui du mur blanc du musée, mur un temps troué par l’impact des images de Sophie Ristelhueber.
[1] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1992, p. 49.