« La Nuit n’est pas seulement une source d’apaisement
et de sommeil.
En elle réside une puissance vitale qui se communique à ceux qui
ont su renoncer à la Lumière. »
Max Milner
Mesk-ellil , en arabe le musc
de la nuit, est une forme de jasmin (cestrum nocturum) qui ne fleurit
que de la tombée du jour à l’aube. La nuit, lieu des ombres, des rêves et des
étrangetés. Les plants de jasmin sont
présentés dans des pots, eux-mêmes placés dans sept terrariums. Sept, le nombre
de la maîtrise. Hicham Berrada s’invente en Maître-alchimiste développant un
univers dans lequel il joue de la modification des paramètres de
l’environnement naturel des plants afin d’inverser le moment de floraison de
ces derniers. Magicien, il les conduit dans une illusion d’environnement
naturel en utilisant les moyens des botanistes, terrariums aux vitres fumées,
lumière artificielle bleu de clair de lune, humidité et légère brise...
Hicham Berrada propose
une expérience de notre aveuglement face au monde, de notre saturation visuelle
et olfactive. Nos sociétés occidentales sont hantées par la Lumière qui, après Platon
et le mythe de la caverne, fonde notre approche du monde. De la lumière au
noir, du Noir à la Lumière ,
il joue de la mise en existence, en persistance des sens. L’odeur des jasmins
qui happe dans ce couloir noir et silencieux devient l’odeur du noir. Capiteuse
et charnelle, elle advient progressivement, nous guide, presque palpable dans
l’ombre, le vide, l’abîme… Le parfum suave réveille notre sens le plus
archaïque, l’odorat, nous renvoyant ainsi à une forme d’archéologie intérieure.
Les sens affleurent, les spectateurs, plongés dans le noir, étant privés dans
un premier temps de la vue, le champ perceptif s’étend. L’artiste crée une
situation qui renvoie le spectateur à ce qu’il a de premier en lui, à sa dimension
animale, voire instinctive, tout en créant une situation où les perceptions se
fondent les unes aux autres, une synesthésie des sens.
Du noir premier
surgit une lumière bleuâtre, puis des formes luminescentes qui révèlent des
plantes. On s’approche de ce mur de plants de jasmin qui se dessinent dans le
noir profond de la pièce. Une vitre s’impose, en fait, il y en a deux. Deux
vitres de des deux terrariums qui nous font front comme un mur-tableau dans
lequel on devine le léger frôlement des branches sur les parois. Le bleu de
lune se pose pour dessiner tiges, feuilles et fleurs et ainsi faire apparaître
leur frémissement, leur humidité, la lisière de leurs formes redéfinies dans
cette lumière. Une apparition renouvelée de leur contour, volume et texture.
Découverte magique de la plante, d’abord frontale, puis en longeant l’un des
terrariums pour pénétrer dans une forme d’alcôve que ces récipients
constituent.
Cette performance,
car en effet il s’agit d’une performance d’Hicham Berrada, tient dans un
triangle qui lie des attentions animistes, scientifiques et poétiques. On peut
y lire une poétique du temps qui s’écoule, temps du mesk-ellil,
temporalité de la plante et le temps de Mesk-ellil, temporalité de
l’œuvre. Deux temporalités, dont les mécaniques s’imbriquent l’une à l’autre.
Dans chaque terrarium se trouvent quatre pots qui montrent des plants à
différents stades de leur évolution, rythmant ainsi l’espace visuel de l’œuvre
et l’espace temporel de cette dernière. Puis il y a le temps de l’expérience
esthétique, celui de la réception, le temps donné à sentir, à éprouver l’espace
de l’œuvre, le temps de la dilatation des pupilles, de l’exacerbation de tous
les sens. C’est une relation fragile entre l’artiste et cette plante qui se
joue dans des gestes qui modifient progressivement le cycle de floraison de
cette dernière. Une relation touche à touche qui pourrait rompre malgré
l’apparente maîtrise du dispositif. Un jeu d’illusions aussi. Une inversion du
jour et de la nuit pour les plants mais pour le spectateur aussi, une nuit
profonde et inconnue dans laquelle petit à petit la plante se donne à voir.
L’ombre ici révèle le monde, développe une autre lumière, douce et frémissante.
Une lumière dont la texture moite flirte avec la brise bleu de lune…
Cette expérience
d’Hicham Berrada permet de ressentir le caractère de vivant de ces plantes
malgré leur culture performée en terrarium et en pot. Il y a ici réduction et
création d’un environnement, une transposition artificielle pour éprouver les
forces du naturel. Le végétal, vegetus, vivant, devient l’objet d’une
performance à la lisière du visible, à la lisière du perceptible, dans une
tension qui pourrait se défaire totalement. Les plantes sont tout ensemble
enfermées, protégées, exhibées et contraintes. Le cycle forcé et inversé donnerait
à voir les floraisons nocturnes. Mais d’ailleurs, y a t-il bien
floraison… ?
Des sens et de
l’intellection pure, du corps et des concepts mais surtout au cœur de cette
performance, le bol alchimique, comme une capsule de chimie au creux de laquelle
le mélange s’opère. Finalement, la caverne platonicienne ne semblerait plus se
trouver dans l’ombre noire de la nuit mais peut être dans l’abondance de lumière.
Et, en effet, après ce moment d’illusion, de spectacle, de performance de
silence et de poésie pure, nous retournons le temps de l’ouverture d’une porte
à la réalité brutale, à notre lumière bruyante et emmurante.