jeudi 18 février 2016

A la lisière des sens, Hicham Berrada ou l’expérience de l’aveugle


« La Nuit n’est pas seulement une source d’apaisement et de sommeil.
En elle réside une puissance vitale qui se communique à ceux qui ont su renoncer à la Lumière. »
Max Milner

Mesk-ellil , en arabe le musc de la nuit, est une forme de jasmin (cestrum nocturum) qui ne fleurit que de la tombée du jour à l’aube. La nuit, lieu des ombres, des rêves et des étrangetés.  Les plants de jasmin sont présentés dans des pots, eux-mêmes placés dans sept terrariums. Sept, le nombre de la maîtrise. Hicham Berrada s’invente en Maître-alchimiste développant un univers dans lequel il joue de la modification des paramètres de l’environnement naturel des plants afin d’inverser le moment de floraison de ces derniers. Magicien, il les conduit dans une illusion d’environnement naturel en utilisant les moyens des botanistes, terrariums aux vitres fumées, lumière artificielle bleu de clair de lune, humidité et légère brise...

Hicham Berrada propose une expérience de notre aveuglement face au monde, de notre saturation visuelle et olfactive. Nos sociétés occidentales sont hantées par la Lumière qui, après Platon et le mythe de la caverne, fonde notre approche du monde. De la lumière au noir, du Noir à la Lumière, il joue de la mise en existence, en persistance des sens. L’odeur des jasmins qui happe dans ce couloir noir et silencieux devient l’odeur du noir. Capiteuse et charnelle, elle advient progressivement, nous guide, presque palpable dans l’ombre, le vide, l’abîme… Le parfum suave réveille notre sens le plus archaïque, l’odorat, nous renvoyant ainsi à une forme d’archéologie intérieure. Les sens affleurent, les spectateurs, plongés dans le noir, étant privés dans un premier temps de la vue, le champ perceptif s’étend. L’artiste crée une situation qui renvoie le spectateur à ce qu’il a de premier en lui, à sa dimension animale, voire instinctive, tout en créant une situation où les perceptions se fondent les unes aux autres, une synesthésie des sens.

Du noir premier surgit une lumière bleuâtre, puis des formes luminescentes qui révèlent des plantes. On s’approche de ce mur de plants de jasmin qui se dessinent dans le noir profond de la pièce. Une vitre s’impose, en fait, il y en a deux. Deux vitres de des deux terrariums qui nous font front comme un mur-tableau dans lequel on devine le léger frôlement des branches sur les parois. Le bleu de lune se pose pour dessiner tiges, feuilles et fleurs et ainsi faire apparaître leur frémissement, leur humidité, la lisière de leurs formes redéfinies dans cette lumière. Une apparition renouvelée de leur contour, volume et texture. Découverte magique de la plante, d’abord frontale, puis en longeant l’un des terrariums pour pénétrer dans une forme d’alcôve que ces récipients constituent.

Cette performance, car en effet il s’agit d’une performance d’Hicham Berrada, tient dans un triangle qui lie des attentions animistes, scientifiques et poétiques. On peut y lire une poétique du temps qui s’écoule, temps du mesk-ellil, temporalité de la plante et le temps de Mesk-ellil, temporalité de l’œuvre. Deux temporalités, dont les mécaniques s’imbriquent l’une à l’autre. Dans chaque terrarium se trouvent quatre pots qui montrent des plants à différents stades de leur évolution, rythmant ainsi l’espace visuel de l’œuvre et l’espace temporel de cette dernière. Puis il y a le temps de l’expérience esthétique, celui de la réception, le temps donné à sentir, à éprouver l’espace de l’œuvre, le temps de la dilatation des pupilles, de l’exacerbation de tous les sens. C’est une relation fragile entre l’artiste et cette plante qui se joue dans des gestes qui modifient progressivement le cycle de floraison de cette dernière. Une relation touche à touche qui pourrait rompre malgré l’apparente maîtrise du dispositif. Un jeu d’illusions aussi. Une inversion du jour et de la nuit pour les plants mais pour le spectateur aussi, une nuit profonde et inconnue dans laquelle petit à petit la plante se donne à voir. L’ombre ici révèle le monde, développe une autre lumière, douce et frémissante. Une lumière dont la texture moite flirte avec la brise bleu de lune…

Cette expérience d’Hicham Berrada permet de ressentir le caractère de vivant de ces plantes malgré leur culture performée en terrarium et en pot. Il y a ici réduction et création d’un environnement, une transposition artificielle pour éprouver les forces du naturel. Le végétal, vegetus, vivant, devient l’objet d’une performance à la lisière du visible, à la lisière du perceptible, dans une tension qui pourrait se défaire totalement. Les plantes sont tout ensemble enfermées, protégées, exhibées et contraintes. Le cycle forcé et inversé donnerait à voir les floraisons nocturnes. Mais d’ailleurs, y a t-il bien floraison… ?

Des sens et de l’intellection pure, du corps et des concepts mais surtout au cœur de cette performance, le bol alchimique, comme une capsule de chimie au creux de laquelle le mélange s’opère. Finalement, la caverne platonicienne ne semblerait plus se trouver dans l’ombre noire de la nuit  mais peut être dans l’abondance de lumière. Et, en effet, après ce moment d’illusion, de spectacle, de performance de silence et de poésie pure, nous retournons le temps de l’ouverture d’une porte à la réalité brutale, à notre lumière bruyante et emmurante.