mercredi 25 août 2010

Prisée par l'instant - Sophie Ristelhueber, Beyrouth 1982

Par Laurence Gossart



« […] Le temps c’est l’instant et c’est l’instant présent qui a toute la charge temporelle. Le passé est aussi vide que l’avenir. L’avenir est aussi mort que le passé. L’instant ne tient pas une durée en son sein ; il ne pousse pas une force dans un sens ou dans un autre. Il n’a pas deux faces, il est entier et seul. »
Gaston Bachelard[1]


Les pratiques artistiques qui procèdent de « l’inventaire » et de la « collecte » ont en commun un certain nombre de gestes : le rassemblement, l’accumulation, l’amoncellement, la répétition, le classement, la présentation etc. Chacun de ces termes relève du processus mis en œuvre. Mais ce qui anime ces différentes démarches c’est le désir de trouver quelque chose. Faire l’inventaire, c’est répertorier ce qui est trouvé. Inventer, c’est trouver quelque chose de nouveau, le nommer, et enfin le répertorier dans la carte du champ des choses existant. Inventer et inventorier le monde, collecter et collectionner celui-ci. La démarche adoptée ici se fonde sur l’étymologie commune des termes inventer et inventorier : inventer et inventorier viennent tous deux du latin invenire qui signifie trouver. Tout collectionneur ambitionne de trouver la pièce rare, insolite qui va donner corps à sa collection et sa recherche effrénée, incessante et compulsive. Pièce rare qui dès lors qu’elle aura été trouvée comblera partiellement le désir sans pleinement le satisfaire. Ainsi une autre pièce à la rareté fantasmée ou réelle sera recherchée, trouvée, et répertorié dans le champ du « j’ai ».
Dans cette course à la rareté se dessine le besoin de posséder les choses, d’avoir la main mise dessus, d’avoir une emprise sur elle. Les modifications des modes de production que connu le XIXème siècle – la Révolution industrielle – induisent une relation à la temporalité nouvelle. Rapidité et industrialisation deviennent les modèles d’une epistémée naissante qui s’organise autour d’une rationalisation du monde. Ce dernier est l’objet d’une tentative de compréhension scientifique, ordonnée et ordonnante qui se veut incontestable. Compréhension qui est une autre forme de préhension du monde, de prélèvement et de collecte de celui-ci, ou bien, pour le dire autrement, de « prise » sur lui.
Mais s’il y a bien un élément sur lequel l’être humain n’a aucune prise c’est le temps ; ce flux d’éléments qui apparaissent et disparaissent sans que rien ne puisse en confirmer l’existence. Des êtres qui passent dans la rue, des oiseaux qui se posent à vos pieds pour picorer quelques miettes tombées à terre, des figures impalpables qui échappent à toute fixité. Le temps ne se fige pas, il passe. Cette absence de « prise » sur le temps est tout autant le sujet d’un sentiment de perte que l’objet de créations poétiques des plus profondes. L’instant est cette donnée abstraite et intangible dans laquelle nous évoluons et qui nous échappe totalement. Collecter des instants, les inventorier, ressort du rêve de cette « prise » sur le temps. Prendre le temps, avoir prise sur le temps, saisir l’instant pour l’offrir à la durée et la pérennité, est peut-être un des enjeux de la thématique « Collecte et inventaire » proposée ici.
Dans ce mouvement qui consiste à « prendre » le monde, un nouveau modèle de représentation s’invente : la photographie. Elle a un rôle central dans la compréhension, la compression, et surtout, dans l’illusion du saisissement de l’instant. Dès sa divulgation au XIXème siècle, la photographie est mandatée par la société qui la voit naître d’une mission de collecte d’information et de diffusion. Elle répertorie, renseigne, informe, et bien entendu, elle archive. La « prise » de vue photographique est une nouvelle forme d’appréhension de la société en pleine mutation. Le monde est perçu et saisi au travers de cet instrument dont la dimension technique conduit à fantasmer une certaine vérité de l’image. La nouvelle image autorise ainsi à inventorier le monde, à chercher et trouver d’autres horizons. Et il y a bien invention, au sens étymologique, car la nouvelle image se constitue en partie sur l’idée qu’elle est un substitut de ce qu’elle représente. De fait il devient indispensable de la protéger et de l’archiver.
De la même manière que la circulation des biens et des personnes s’accroît, la diffusion des informations est inscrite dans un flux d’informations à la luxuriance grisante. L’archive dématérialisée est accessible à tout un chacun qui possède un tant soit peu la technique. L’actuel IPad par exemple facilite les recherches à tel point que chacune des applications proposées anticipe et détermine le désir de l’utilisateur. Dans cette anticipation du désir, l’espace apparemment augmenté des possibilités est amplifié. En accroissant les possibles, les technologies modernes donnent de l’essor à la vitesse de propagation des flux d’informations et modifient notre rapport à l’évènement. Tout devient événement.Posséder des informations, des images, des documents est une chose, mais avoir la capacité à les regarder, les comprendre, nécessite un autre mode de relation au temps de ces évènements.
Dès 1982, face à l’accélération et la virtualité des images et des informations, la photographe Sophie Ristelhueber créé une rupture. La série Beyrouth développe un répertoire photographique de bâtiments en ruine. Des images de petit format, présentées dans des cadres sobres, qui pourraient même devenir une forme de petit musée imaginaire où chaque photographie est une alcôve de temps pétrifié sous les bombardements. Les bâtiments répertoriés sont en suspens, « pris » en photographie avant qu’ils ne s’effondrent. Loin du formalisme froid des Becher, les « ruines » de Sophie Ristelhueber se dessinent dans les impacts de tir et les effondrements qui en résultent. L’image créé un espace-temps au sein duquel sont retenues quelques uns des signes des vies qui traversèrent ces lieux. Privés ou publics, chaque bâtiment est saisi sous un angle qui lui confère beauté et charge émotionnelle tout en en préservant leur fragile intimité. Ce sont des images qui nécessitent du temps pour être vues. Bien plus que des documents, ces photographies inscrivent de l’intime dans chaque cavité laissée par les tirs de roquette. « L’évènement, dit Gilles Deleuze, ne se confond pas avec l’espace qui lui sert de lieu, ni avec l’actuel présent qui passe […] c’est dans le temps vide que nous anticipons le souvenir, désagrégeons ce qui est actuel et plaçons le souvenir une fois formé. » Les ruines de Beyrouth vues par Sophie Ristelhueber génèrent aussi de la forme en agrégeant des souvenirs dans ce temps vide, temps évidé d’instant. L’évènement de ces images est tout à la fois le moment des tirs, celui des ruines elles-mêmes, ainsi que celui de la mémoire violée et dévoilée, éventrée et éparpillée à tout vent.
La série Beyrouth fait ainsi évènement dans la « prise » sur le temps. Elle ne saisit pas un instant décisif quelconque, mais elle instaure différentes temporalités par une multiplicité de temps en présence. Les images sont hantées d’une forme de synchronicité de nombreux instants disparates réunis par l’état de ruine, dans une série où le format et la présentation - sobres et répétitifs - invitent le regardeur à apprécier chaque image de cette collecte comme un objet précieux et unique. Entre chaque photographie il y a un autre laps de temps : celui du mur blanc du musée, mur un temps troué par l’impact des images de Sophie Ristelhueber.
[1] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1992, p. 49.

samedi 24 avril 2010

Et l'amour comme processus de Vie

Par Laurence Gossart

« Apprendre à mourir ? À quoi bon, puisqu’on y parviendra de toute façon ? Mais apprendre à vivre : c’est la philosophie même. »
André Comte-Sponville
[1]


Au moment où nous écrivons, nous vivons. Notre organisme est bien présent dans un espace que nous partageons aujourd’hui avec d’autres êtres. Là, présents dans un lieu, nos organes vitaux sont en bon fonctionnement. La physis est silencieusement à l’œuvre. « Une fois nés / Ils veulent vivre / Et toucher leurs lots / Et ils laissent derrière eux des enfants / Pour connaître les mêmes lots. » Héraclite. Un pluriel : ils tendus vers un même but, vivre. « Ils veulent vivre », ils se battent pour ce temps installé entre deux bornes : la naissance et la mort. Il y a un schéma, mais il y a des individus. Il y a des êtres et il y a l’être. Si les questions sont récurrentes, les approches sont variées. Vivre relève d’un même processus, mais non d’un même vécu. Ce fragment aux accents pessimistes de Héraclite pousse à chercher ce qui justement se trouve dans ce « vouloir-vivre » que Schopenhauer situe dans cette volonté, consciente ou inconsciente, de puissance de vivre - en puissance de vivre, cette entéléchie de l’âme humaine.

De l’Éros vulgaire à l’Éros céleste
La question de la vie sera abordée ici au travers de celle de l’amour. Les scientifiques ont démontré que l’éveil du nourrisson passe en grande partie par le regard de sa mère (et de son père). La caresse, la peau, l’odeur, et puis le regard. Contrairement à d’anciennes conceptions, on sait désormais que le nourrisson voit dès sa naissance. Il reconnaît très vite sa mère. De ces phénomènes physiques, chimiques, notre corps, nos sens d’adultes conservent les traces, les empreintes profondes. Des traces tout autant physiques que psychiques qui déterminent les comportements de l’homme. Ainsi, nous sommes en mesure de nous demander si l’adulte n’est pas inconsciemment amené à reconduire, dans les relations ultérieures, ses contacts avec autrui. L’amour éprouvé par une personne développe en nous le besoin de la voir, de la regarder, mais aussi de la sentir, de la caresser. Des gestes similaires à ceux d’une mère et de son nourrisson. Des gestes amplifiés, décuplés et dont la charge émotionnelle, érotique et sexuelle n’est pas du même registre, mais qui pourtant prennent bien naissance dans ces contacts physiques. Sentir l’odeur de l’autre, percevoir son onde sensuelle, toucher sa matière, ses qualités de peaux, jamais la même suivant la zone de son corps, éprouver ses flux et ses sons : des gestes amoureux, mais qui prennent racine dans l’animal en nous. Réitérant ces contacts, l’homme et la femme ne sont plus des sujets conscients et pensants, mais des animaux qui répondent à l’appel d’une Nature qui à la volonté de croître et pour qui l’Homme n’est qu’un des vecteurs. C’est ainsi que Schopenhauer définit toute forme de contact entre les êtres humains. À ses yeux les sentiments les plus délicats ne seraient que des pirouettes de la nature pour conduire les Hommes à ses fins : se reproduire. Il place ainsi l’être humain dans une position où il est dépourvu de véritable volonté. Son âme, son esprit, sa pensée ne seraient que des marionnettes et seuls quelques esprits supérieurs seraient à même de s’en rendre compte. Entre l’homme et l’animal, point de différence ? D’ailleurs, devons-nous utiliser le terme d’animal ou le concept d’anima ? Qu’en est-il de l’amour et du sentiment amoureux dans ce processus qui anime l’homme et créer de l’être vivant? Platon dans Le Banquet ne se contente pas de remettre en question un amour bestial, il propose une autre forme d’amour qui anime les êtres et les éveille, un amour bien plus profond et qui, à l’inverse de ce que suggère Héraclite dans le fragment proposé en introduction, est un amour qui augmente l’homme et le conduit en prendre la mesure de sa vie. Un Éros céleste, spirituel et non un Éros vulgaire. Un amour qui lui apprend à vivre. Donc entre naître et mourir, il y a un espace que l’homme apprend à occuper différemment chaque fois, chaque jour, chaque moment. Un espace qui peut être le lieu de reproduction sans recul de comportements, ou bien un espace d’une réflexion plus intime, plus fine. C’est dans cet espace que l’Amour prend place. Entre chimie et alchimie, la question de l’Amour s’annonce plus complexe qu’un simple vecteur de la continuation de l’espèce. Vivre, vivre sa vie, ne peut se résumer au fait de permettre à la Nature de créer les conditions de sa poursuite, de sa volonté d’être. Et si vivre c’est apprendre à vivre comme l’énonce Comte-Sponville, quel pourrait être la place de l’Amour dans cet apprentissage de la vie ?

Apprendre à aimer, apprendre à vivre
En fait, si le mot amour nous semble évident dans le langage courant, en réalité il est une manifestation étrange qui nous lie les uns aux autres, qui fait de nous des êtres sociables, des êtres qui vivent ensemble. Pourrions-nous penser que l’amour serait une nécessité qui s’est imposée par l’obligation que l’homme à de vivre en groupe ? Alors, vivre engendrerait l’amour? Tout au moins, vivre engage d’emblée la relation à autrui. Schopenhauer pense que « la bonne société n’a pas seulement l’inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d’être nous même, d’être tel qu’il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire à nous défigurer de nous-mêmes.[2] » À en croire le philosophe, la vie en société serait source de défiguration de notre nature profonde par la multiplication de contacts avec des êtres différents de nous-mêmes. Schopenhauer évince toute forme d’amour de la vie en société. Il n’est pas même question de l’amour de son prochain. Le contact avec autrui serait source de dégradation de sa propre personne. L’amour de son prochain et la nécessité de vivre en commun seraient-ils, là encore, des pirouettes de la Volonté de la Nature? Point d’Éros céleste dans le propos de Schopenhauer, mais au contraire, une remise en question de toute forme de contact entre les êtres humains. Cela dit, nous pourrions considérer que la préservation de l’espèce pourrait uniquement passer par l’acte de la reproduction sans s’encombrer de sentiment. Mais force est de constater que non seulement les êtres humains se reproduisent, mais ils s’aiment aussi. Ils se le disent et se l’écrivent, ils s’animent d’amour, de désir et portent un regard sur l’être aimé bien différent. Dans l’idéal…car l’amour ne se réduit pas à aimer celui ou celle avec qui l’on se reproduit. Le sentiment d’amour est parfois, et malheureusement, de plus en plus dissocié de l’engendrement de l’enfant. La littérature occidentale développe des flopées de nuances du sentiment d’amour. Des sentiments que chacun tente de comprendre et de vivre de façon singulière. Des sentiments que le temps fait varier, des sentiments qui font l’objet de toute une vie. Apprendre à aimer est l’objet de toute une vie. Alors qu’elle est cette alchimie si particulière que ces contacts physiques produisent? En quoi sont-ils source d’amour et surtout, pourquoi sont-ils si essentiels à la vie ? La vie nous montre qu’elle s’apprend. « La Volonté, écrit Schopenhauer, ne prend conscience d’elle-même que par l’intervention de la connaissance : la connaissance est pour ainsi dire la table d’harmonie de la Volonté et le son qu’elle produit est la conscience. [3]» La vie s’apprend, se conscientise, se représente et ces phénomènes-là sont aussi des expressions de la Volonté en acte. Cette Volonté étant première à toute chose elle nécessite pour l’homme d’être acceptée dans son champ de représentations mentales et fédérée par des rituels de vie et des mots qui désigne et domine (en apparence) cet état de fait. L’Amour serait ainsi une simple manifestation de la Volonté, une manifestation qui serait source de connaissance et sujet d’apprentissage. Mais là encore, si le propos du philosophe dévoile la Volonté au travers de la connaissance, rien ne peut empêcher l’autonomie de l’une par rapport à l’autre. Aimer, s’il est l’objet de connaissance, n’en est pour autant pas moins un objet autonome, participant de la Volonté de la Nature. C’est en tout cas ce que tend à montrer la floraison de sentiments d’amour si nuancé qui ne conduisent pas forcément les êtres humains à se reproduire.

Apprendre à vivre serait-il synonyme d’apprendre à aimer ?
Quel est ce drôle d’état qui nous conduit à voir au travers de l’autre, comme un état second, une seconde vie, un second état de notre être ? Et que devient l’Amour, ce joli mot qui rythme nos romances, nos espoirs et cadence toutes les illusions que nous pourrions avoir ? « Qu’un enfant soit engendré, écrit Schopenhauer, c’est là le but unique véritable de tout roman d’amour, bien que les amoureux ne s’en doutent guère : l’intrigue qui conduit au dénouement est chose accessoire.[4] » Oui, bien entendu, le propos du philosophe est d’une troublante vérité, mais d’un cynisme qui pousse à faire ressurgir cet amour dont il est si difficile de parler qu’il hante toujours et encore nos créations et notre quotidien. L’idylle amoureuse est présentée telle une illusion pour tromper les hommes et les conduire à faire l’amour pour se reproduire. Et ce roman d’amour dont parle Schopenhauer serait-il le roman fantasmé d’un amour désiré, mais qui n’a pas été ; palliatif d’une triste réalité celle d’un quotidien moins peuplé de sentiments que ne le sont parfois les romans de gare. Vécue ou fantasmée, la poésie de l’amour aide à vivre l’enfer de journées vides de sens. Et il serait tentant de dire que c’est bien l’amour qui donne force à la vie, et que, bien qu’étant une des manifestations de la Volonté de puissance, il est essentiel au bon développement de l’être vivant. Devrions-nous nous arrêter là dans cette tentative de compréhension de l’amour ? Embrasser, sentir, caresser, toucher, et, inversement, être embrassé, être senti(e), caressé(e) sont les actes fondateurs d’une relation entre deux amants. L’amour, le sentiment amoureux, se trouve au centre de ces attentions, de ces articulations entre les corps, de leurs glissements et pénétrations. Une chimie des perceptions que la physis accroit. Le désir entre dans une danse où les flux circulent d’un corps à l’autre, des corps qui s’enlacent, s’attrapent, s’empoignent pour se mener à l’extase.

La vie, un phénomène d’accroissement
Croître, grandir était pensé dans l’antiquité comme un concept essentiel. On le trouvait sous le terme de physis. Il deviendra par la suite chez les Latins la Nature, la nature naturante. Le concept de physis désigne ce qui pousse, ce qui croit, se qui se développe, ce qui se génère. « Par rapport au monde, écrit Schopenhauer, l’acte de la génération apparaît comme le mot de l’énigme. Le monde est en effet étendu dans l’espace, vieux dans le temps, et présente une inépuisable diversité de figures. Tout cela n’est pourtant que le phénomène de la volonté de vivre ; et le centre, le foyer de cette volonté est l’acte de la génération. Ainsi, dans cet acte s’exprime avec toute la clarté possible l’essence intime du monde. C’est même à cet égard, un fait digne d’attention qu’on nomme absolument « la volonté » […] Expression la plus nette de la volonté, cet acte est donc le centre, le résumé, la quintessence du monde [5]». Et plus loin dans le même texte, Schopenhauer poursuit « La volonté trouve son foyer, c'est-à-dire son centre et sa plus haute expression, dans l’instinct sexuel et sa satisfaction ; c’est donc un fait bien caractéristique et dont la nature rend naïvement compte dans son langage symbolique que la volonté individualisée, c'est-à-dire que l’homme et l’animal ne peuvent entrer dans le monde que par la porte des parties sexuelles.[6] » Etrange remise à sa place de l’homme ! Et pourtant, cet instinct de reproduction est bien l’entrée, en effet, de l’homme dans la vie. C’est tout simplement par le sexe qu’il advient, par la rencontre de deux organes génitaux mâle-femelle qu’il arrive au monde. Mais avons-nous vraiment besoin de nous aimer pour nous reproduire ? Non. C’est donc que quelque chose d’autre nous meut. Ainsi, si le propose Schopenhauer est un propos criant de vérité, il place sa « Métaphysique de l’Amour » dans le registre du vivant, le confondant ainsi avec celui de la vie. Mais ces deux notions appellent à distinction. L’amour est-il une manifestation de la vie ? Schopenhauer à ce sujet écrit : « On croit que l’instinct est presque nul dans l’homme, sauf tout au plus au moment où, nouveau-né, il cherche et saisit le sein de sa mère. En réalité, nous avons un instinct très déterminé, très net et très compliqué dans le choix si délicat, si sérieux et si opiniâtre d’un autre individu pour la satisfaction du besoin sexuel. [7]» Si l’homme détermine ses besoins par son instinct, peut-on imaginer que l’amour serait une forme conscientisée de cet instinct. Dire « Je t’aime » serait-il l’énonciation acceptée - et surtout socialement acceptable - du besoin qui lie deux êtres qui s’accouplent ?

L’amour force magique du vivant
L’amour comme manifestation de la vie, comme force qui éveille l’homme, le déplaçant ainsi de sa qualité d’être vivant à celle d’être éveillé. Mais qu’entend-on ici par « être éveillé » ? Nous dirions qu’il s’agit d’un être qui devient conscient. Être conscient, c’est être inscrit dans un processus de conscientisation qui fait partie de la vie, et plus exactement, qui donne vie ; non une vie biologique, mais une vie spirituelle, une vie de l’âme. « Parmi les corps naturels, écrit Aristote, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas ; la vie telle que je l’entends consiste à se nourrir soi-même, à croître et à dépérir. [8]» Ce premier état de fait, défini par Aristote, sera la condition, ou plutôt le lieu, du développement de l’âme : l’être en vie, c'est-à-dire l’être animé. Mais la vie ne s’arrête pas à ce stade, car « ce n’est pas le corps séparé de l’âme qui est en puissance de vivre, mais celui qui la possède […][9]». L’âme serait donc l’entéléchie, cette énergie agissante qui permet, d’après Aristote, d’actualiser la vie contenue virtuellement dans le corps vivant. Et comment éveiller cette âme, lui octroyer la plénitude de sa Volonté de puissance inconsciente ? L’amour agit à ce moment comme levier et vecteur qui démultiplie la Volonté de puissance de l’être. Alors que dire d’un amour qui n’aurait comme fonction que la perpétuation de l’espèce comme le soutient Schopenhauer ? L’amour a cette force magique de nous rendre vivant. C’est lui qui guide la Vie. Apprendre à vivre serait donc aussi apprendre à aimer. Apprendre à aimer non juste pour la satisfaction d’un instant de procréation qui n’a pour fonction que la perpétuation de l’espèce. Un amour qui nous apprend à vivre avec l’autre. Héraclite écrivait « Et ils laissent derrière eux des enfants ». Si l’on prend le propos du philosophe à un premier degré, nous y percevons l’amertume d’une reproduction de phénomène sans signification qui se contente d’être. Des êtres qui se contentent d’être. Des êtres vivants et non des êtres en vie. Mais entre les deux bornes qui jalonnent la vie que sont la naissance et la mort, certains êtres s’arrachent de la spirale de la reconduction de comportements pour s’élever vers une pensée de la vie, sur la vie. Quelle est-elle cette vie ? Comment la vivre ? Comment l’occuper ? Comment lui donner sens ? L’amour occupe une bonne part de ce temps à l’échelle humaine. Les traces de nos prédécesseurs nous guident dans l’apprentissage de cette vie, les œuvres foisonnent de rencontres, de désirs, d’échecs, mais aussi de bonheurs, de parcours multiples et singuliers. En effet face ce phénomène, la vie, auquel chacun de nous est confronté, quelles vont être les comportements, les réponses, les actes ? Au schéma général, chacun offre, au groupe que constitue la communauté humaine, une proposition. Et l’amour chaque fois y trouve une place de choix.
[1] André Compte-Sponville, Dictionnaire de la philosophie, Paris, Le Grand Livre du Mois, p. 620.
[2] Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, Puf, 1994, p. 102.
[3] Arthur Schopenhauer, De la Volonté dans la Nature, Paris, Puf, 1986, p. 124.
[4] Arthur Schopenhauer, » Métaphysique de l’Amour », in Pensées et Fragments, Genève, Ressources, 1979, p. 88.
[5] Arthur Schopenhauer cité par Clément Rosset, in, Schopenhauer, Puf, Section “Philosophes”, Paris, 1968, p. 78. Il s’agit de choix d’extraits présentant la pensée du philosophe.
[6] Ibidem, p. 80.
[7] Ibidem, p. 76.
[8] Aristote, De l’Âme, Paris, Gallimard, 1989, p. 39.
[9] Ibidem, p. 41.

dimanche 11 avril 2010

A propos de 11 septembre 2001, Sean Penn

Par Laurence Gossart

Pourquoi je pense à Guernica de Pablo Picasso en regardant ce court métrage de Sean Penn ? Pour sa valeur universelle, pour sa qualité de métaphore qui touche à la fois à l’évènement singulier, mais à quelque chose de bien plus vaste : la douleur, l’absence et la mort de l’être cher …l’absence et l’impossibilité d’oublier…
L’enfermement dans un univers où seul l’espace mental de l’homme concerné existe n’est pas sans nous suggérer le mythe de la caverne de Platon. Un enfermement, un repli sur soi au sein duquel le corps et l’âme de l’absente sont encore palpables. L’espace mental de l’homme endeuillé devient l’espace réel laissé en l’état comme juste avant l’évènement…Réalité et fictions intérieures se fondent dans ce petit appartement aux lumières ténues virant sur le sépia.
Touchée, émue par la juxtaposition dans une première partie de gestes simples du quotidien filmés en plans serrés assemblés, posées les uns au côté des autres. Rythmé par un réveil, le temps s’écoule, s’écoute, parfois même s’égoutte. Ce même temps s’étire à certains moments pour traduire le drame…la dramaturgie d’instants du quotidien où chaque geste jalonne et ritualise le jour…et maintient en vie. Faire comme si rien ne s’était produit, et pourtant, progressivement la caméra ouvre son champ aux signes de l’absence, à cet univers resté en l’état, aux concrétions d’instants pétrifiés.
Douleur muette. Le vivant calciné est ici traduit par le rosier. Celui-ci est employé comme métaphore de la femme disparue, de ces couleurs et lumières, de sa fragilité surtout. Mais plus que tout, il devient support des projections, du dialogue intérieur traduit en souvenirs, regrets, mais aussi en désir de celui des deux qui est resté. Le rosier est-il un leurre ou un « symbolon» ? Est-il une force de substitution ou bien a-t-il fonction de remplacement de l’être cher ?
La lumière pénètre enfin dans cet antre, cette caverne en effet…le rosier fleurit, offre sa multitude de boutons plus ou moins ouverts et épanouis. Ils sont colorés. Colorés de bonheur, de printemps, comme si Flore était venue irradier la chambre ce matin-là, éclairant chacune des roses au passage de ses multiples voiles. Mais si cette abondance de couleurs annonce les prémices d’une renaissance de la plante, il n’en est pas – ici - de même pour l’être qu’il représente pour cet homme seul. Je pensais à Guernica, car il témoigne un drame tout aussi fort. Mais c’est l’absence de couleur qui m’intéresse ici. On avait empêché Picasso de mettre de la couleur, comme si la perception de l’intensité dramatique se mesurait à sa plus ou moins grande intensité colorée… Je laisse en suspens. Et j’ai envie de faire une autre hypothèse que celle de la lumière trop vive, difficile à supporter, annonciatrice d’une vérité révélée. Une hypothèse qui tendrait plutôt vers la mise au jour progressive de la folie due au deuil impossible.

dimanche 28 mars 2010

Fellini-Roma : une ville en représentation...


Par Laurence Gossart

La problématique proposée aujourd’hui est directement reliée au concept d’art : comment se construit-il et se modifie-t-il en fonction des arts en particulier. En sommes-nous à changer de paradigme lorsqu’on examine l’art contemporain ? La relation entre l’art et les arts peut être directement mise en perspective avec différents arts (peinture, sculpture, architecture et urbanisme, mais aussi littérature, photographie, cinéma, etc.). Nous avons choisi de l’aborder ici au travers d’une œuvre cinématographique : Roma de Fellini.
Philippe Cardinali dans son livre L’Invention de la Ville Moderne montre les nouvelles modalités de conception de la ville comme espace coordonnant l’ensemble des arts. Il écrit que « la ville est la condition de possibilité de tous les arts humains en même temps que le résultat de leurs actions convergentes. Et de tous les produits de l’humaine industrie, aucune assurément n’est plus en position de revendiquer le statut d’art total […] [1]». La ville pensée comme unité serait un espace à créer, espace propre de l’humain. Elle offre les conditions d’émergence des arts et de la singularité des artistes reconnu pour tels. En octroyant une nouvelle visibilité aux arts, la ville permet de démultiplier la présence et la force de l’art. Dans la ville de la Renaissance, les arts sont des armes pour les mécènes. Armes pérennes, les arts sont l’objet de la démonstration d’une magnificence. La totalise les arts. Alors, en quoi la thèse de Cardinali peut-elle nous aider à penser un film tel Roma de Fellini ? Et inversement : comment Roma peut-il nous conduire à réfléchir le propos de notre auteur ? Quelle conception de la ville est-elle mise en œuvre ici ? Une conception fabuleuse tissant réalité et onirisme dans un conte où la ville se réinvente au gré des arts qu’elle convoque. Dans ce film Federico Fellini invite les spectateurs à suivre un cheminement fondé sur la mémoire et l’expérience qu’il a de Rome Il construit un espace scénique où tous les arts prennent place et sont acteurs de la fiction qu’il élabore. Le modèle création de Rome proposé par Philippe Cardinali peut-il être une aide pour penser Roma ? Des villes italiennes typiques de la Renaissance – Urbino, Vigevano, Pienza, Ferrare -, on retient l’aspect remodelé, réinventé, remis en perspective à partir d’un point de fuite qui vient centrer et ordonner les bâtiments, les fonctions et les différents usages qu’en a l’homme nouveau. La représentation perspective, écrit Philippe Cardinali, « permet ce que l’empirisme est bien incapable de faire, c'est-à-dire de coordonner de façon rigoureuse ces représentations dans un espace figuratif devenu l’homologue de l’espace réel où les édifices représentés devront prendre place[2] ». Ces villes sont structurées à partir de point ou d’axe à l’instar du modèle perspectif. Mais dans cet ordonnancement, la place de Rome est bien à part. Rome est une ville à l’histoire si multiple qu’un seul centre ne saurait lui suffire. C’est une ville palimpseste : pas de table rase, mais des réseaux qui s’articulent les uns aux autres. Des différentes visibilités d’une ville, Rome donne un modèle singulier et très opérationnel. La ville, nous dit Philippe Cardinali « s’ordonne simultanément autour de plusieurs pôles souplement coordonnés les uns aux autres […] [3]». Courbes, sinuosités, rondeurs – toutes féminines et rappelant l’origine maternelle de la louve romaine – forment cette ville. Déambulations, pérégrinations, la marche et la découverte vont de paire dans ce dédale de rues. Le temps et le mouvement sont tout autant des auteurs de la ville que les bâtiments et l’architecture. Ce que Philippe Cardinali observe particulièrement dans les modalités d’élaboration de Rome, c’est que celles-ci relèvent, dit-il, « d’un mode qui évoque moins la rigueur contraignante de l’ordonnance géométrique que la souplesse organique du rhizome [4]». Le rhizome, à l’inverse de l’arbre, ne fonctionne pas suivant un axe à partir duquel se déploient des racines, mais sur un principe, écrivent Deleuze et Guattari, de « connexion et d’hétérogénéité [5]». Les perspectives axiale ou centrale coordonnent tandis que le rhizome permet des coordinences. Coordination et rhizome seraient-ils de nouvelles formes de visibilité de l’art et des arts ? Peut-on ainsi proposer une mutation des arts à l’art au travers de l’idée du complexe et du multiple, et ainsi, du rhizome ? Ou encore : du rhizome comme état au rhizome comme concept. Fellini est l’architecte d’une nouvelle ville - Fellini Roma. Rhizomes et linéaments seraient-ils les processus de la fabulation fellinienne ?

L’image que le cinéaste offre de Rome est bien loin de tomber dans le banal. La ville n’est pas un décor obligé. Elle est tout autant acteur que sujet, décor que protagoniste. Elle est surtout un processus de vie. Comme le rhizome elle se déploie dans tous les sens. Elle ne fonctionne pas à partir d’un point de vue qui sera le centre de la hiérarchisation à suivre, mais d’un accroissement progressif qui conduit à mettre en lien des éléments qui n’ont aucun rapport entre eux. : un « rhizome, écrivent Deleuze et Guattari, ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et… ». […] Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu[6]». Fait d’alliances, le rhizome marie les arts, il ne se contente pas de les juxtaposer ou de les mettre en ordre. Il décline et développe leurs forces en puissance en les actualisant par la rencontre dans un espace fictif, pour reprendre les termes de Philippe Cardinali, « où le réel et l’imaginaire s’entrelacent inexorablement, pour perdre à nouveau l’homme dans un dédale d’apparences susceptibles de se refermer à tout moment sur lui comme autant de pièges délicieux et terribles »[7].

Si les arts de la Renaissance trouvaient une nouvelle visibilité dans le développement de la ville, il en va bien autrement au XXe siècle. Après les années 60 la transversalité devient un des modes d’existence de l’art. Et, peut-être, pouvons-nous observer un changement de paradigme qui serait le passage des arts à l’art. Dans L’Arts et les arts, Adorno écrit : «Dans l’évolution la plus récente, les frontières entre les genres artistiques fluent les unes dans les autres, ou plus précisément : leur ligne de démarcation s’effrange [8]». Pour Adorno, les forces en œuvre relèvent des forces intrinsèques et présentes dès l’origine dans les œuvres. L’émancipation de la sculpture par rapport à l’architecture relève par exemple de cette autonomisation d’un art qui cherche ses règles propres. Le décloisonnement tenté par les artistes des années 60 et 70, la production d’œuvres hybrides, comme les installations ou les happenings, montrent cette circulation à l’œuvre. L’œuvre s’ouvre à une porosité particulière, une forme de peau à peau, grâce à laquelle les significations ne restent pas intrinsèques à un objet, mais deviennent des flux circulants d’une forme à l’autre. L’architecture n’est plus le modèle ni la condition d’existence des arts.
Dans Roma, qui est daté de 1972 et s’ancre dans cette période de fluences artistiques, Fellini met en réseau histoire personnelle, évènements historiques et politiques, antiquité, fantasmes, tout un système de mise en abîme qui se déplace tout en traversant les lieux et les temps. De nombreux liens sont tissés entre des arts aux modalités et contextes forts différents. Les fresques antiques s’effacent devant l’absurdité d’une humanité empêtrée dans sa vulgarité tandis que les ruines monumentales laissent passer - ironiques - la horde de motards rugissants. Cette scène finale hallucinante est une articulation de différents points de vue. Les motards sont filmés arrivants dans le cœur de Rome, puis la caméra à l’épaule supplante le travelling donnant ainsi à percevoir les sensations hoquetantes liées aux vibrations des engins. Les lumières des phares dessinent d’immenses ombres dansantes et frémissantes de sculptures sur les bâtiments au gré des grondements des moteurs. Les temps se croisent pour constituer des nœuds entre des éléments aux apparences si disparates. On répertorie dans Roma peinture, sculpture, architecture, photographie, vidéo, littérature, antiquité, mythologie, textes fondateurs, théâtre d’ombres… et nous en oublions ici certainement… Le film est d’emblée multiplicité et complexité. Il est par définition rhizome. On observe ainsi un changement de régime dans la représentation de la ville. Roma est a-topique : une ville sans lieu, si ce n’est un espace abstrait, celui de la pellicule, fait de lumière et de temps, proche dans ses modalités de l’architecture. C’est aussi une ville qui se trouve en représentation de ville en ville dans le même temps et où la synchronicité jungienne[9] chère à Fellini travaille le film de l’intérieur. Roma est une forme d’art total qui donne la possibilité de faire coexister des lieux, des temps, des êtres et des arts étrangers les uns aux autres. Le film est un ensemble d’agencements de coïncidences. Celles-ci sont mises en lien, en résonnance et non juste agencées, mises en présence. Elles sont travaillées ensemble et non juxtaposées de façon décorative. Elles se donnent à lire dans différents temps, ceux de Fellini comme ceux du spectateur, ceux de l’image fixe – prise de photogramme en photogramme – et ceux de l’image en mouvement. Si Fellini est si imprégné du concept de synchronicité élaboré par Jung, c’est aussi pour la valeur de l’inconscient qu’il incarne. Et pour faire émerger cet inconscient, Fellini dessine, il gribouille, donne forme dans ses tracés à des flots de fantasmes, d’inventions de personnages, de créatures, de lieux, de caricatures. Il laisse le film à venir se dévoiler au travers de ses dessins préliminaires. Dessins téléphone, gribouillages, ambiance, ces dessins ne sont pas de simples résurgences de son passé de caricaturiste. Les dessins de Fellini passent entre les mains de tous ses collaborateurs. Costumiers, maquilleurs, coscénariste, décorateurs…chacun y puise l’essence de son travail. Les dessins de Fellini sont le fil conducteur initial de chacun des films. « C’est ma manière, dit Fellini, d’approcher le film que je prépare, de comprendre quelle sorte de film il sera, d’entreprendre de le regarder bien en face. [10]»
Ville, mémoire, représentation, histoire et strates y sont mêlées de part en part, ne respectant peu la hiérarchie temporelle. Roma, le film, est en effet comme la ville. Il s’organise d’accrétion en accrétion, puis se construit de plan organisé en unité narrative pour former un tout au sein duquel singulier et pluriel sont constamment sollicités. Hybride, composite, le film s’élabore sur le principe même de l’hétérogénéité. Un art de la transgression des codes de l’art, un art qui se joue, en les englobant et en les déclinant, de toutes les formes artistiques potentielles. Roma est une ville qui ouvre et ferme ses fenêtres et portes pour laisser percevoir ce qui grouille en elle. Des portes des maisons closes aux caves du Vatican en passant par les campagnes et les chemins qui mènent à Rome, Fellini inscrit la ville dans un mouvement de va-et-vient. Image en mouvement au singulier, images en mouvement au pluriel. Les perceptions s’affichent comme telles, ne cherchant qu’à traduire la liberté d’une représentation et les multiples facettes du regard de son auteur.
Ce film est comme un fil rouge qui mène dans différents temps lieux, quartiers, espaces de cet ensemble qu’on appelle ville. Un agglomérat de temps, d’expériences qui sont tissés par le regard du personnage principal, personnage prétexte au dévoilement de multiples aspects de Rome. La ville et l’homme se découvrent et se construisent mutuellement. La ville par ses contraintes donne à voir les romains pris dans des cadres comme celui du périphérique où toutes les vies sont cernées de façons synthétiques et rationnelles, du moins, les urbanistes le croient-ils. Zapponi écrit que « le périphérique fait penser à un jeu il faut réussir à trouver la bonne sortie […] Cette immense auréole qui entoure la ville sainte accueille aussi quelques piétons, désireux de participer au jeu […] Ce sont les habitants d’un purgatoire qui ignorent quand ils seront libérés […]. [11]» C’est en fait un enfer de Dante dans lequel tous les Romains se retrouvent, se perdent, s’enferment. C’est une artère incontournable avant d’arriver au cœur de Rome, un système de circulation où coagulent parfois les hommes dans la boue et le bruit assourdissant. Ce sont les écarts entre représentations, projections et perceptions de ceux qui ont l’usage de la ville qui mènent à d’autres représentations de cette même ville. Fellini attrape par sa caméra les différentes perceptions qu’ont les Romains de Rome pour en créer une « sur-représentation », son film, Roma. Fellini comme Dante pénètre la spirale et les cercles de l’enfer dans les trois temps que composent les trois âges qui jalonnent le film. Le périphérique est comme cet enfer : à la fois circulaire et incontournable. De même il est le passage obligé pour envisager une quelconque forme de rédemption. Fellini est tout ensemble Dante et Lucifer : celui qui traverse l’enfer et celui qui le créer.
La Roma de Fellini est une monstrueuse machine dont les racines surgissent à n’importe quel instant pour s’emparer d’un présent et le ramener dans les profondeurs du passé. Imposante ville qui façonne les êtres, chacun, comme le personnage principal – Fellini à trois temps de sa vie - qest pétri de cette tension. Roma est une machine désirante, féminine, aussi grotesque que les putains de ses maisons closes, aussi belle et racée qu’Anna Magnani. Face à la débauche insolente, drôle, burlesque, bruyante et malheureuse des unes se dresse la beauté profonde de l’actrice qui conseille au cinéaste d’aller se coucher… La louve romaine devient une pieuvre dont les tentacules ne laissent aucune chance de retour. Chacun semble pris dans un réseau de bâtiments, de rues, de monuments, de vues.
La ville se met en abîme dans des représentations successives. Les histoires s’incarnent les unes dans les autres et les images sont incarcérées dans les alcôves de la mémoire du cinéaste. Il y a en permanence des inclusions d’images dans les images. La ville romaine antique resurgit parfois mêlant sa splendeur passée à la brutalité d’un quotidien moderne. Il y a confrontation et coexistence de représentations et des projections des différents architectes et urbanistes de Rome. La pâleur fantomatique des monuments classiques s’invite dans le champ des couleurs criardes de l’Italie des années soixante-dix. Fellini emporte toutes les images possibles dans son film : jeux de miroirs, apparition de portraits peints de papes et autres ecclésiastiques, peintures de paysage, affiches de film et de propagande. Les bustes antiques deviennent les compagnons de nuit des prostituées ou le troisième larron d’une conversation sans queue ni tête à propos des parties intimes de la sculpture de César que Mussolini aurait arrachées… Tout est théâtralisé jusqu’au summum du défilé de mode pour les ecclésiastiques au Vatican.
Bernadino Zapponi dit du cinéaste que « Comme Lucifer, Fellini n’accepte pas le monde créé par Dieu. Il veut en façonner un à son image[12]». Fellini, comme Lucifer, façonne sa Rome. Il la forge parfois de façon brutale. Il la construit en la reconstituant totalement dans les studios de Cinecittà. Ainsi, il peut s’adonner à son appropriation, à son désir de la posséder et d’en maîtriser multiples facettes. La ville est ainsi soumise à de nombreuses déformations, torsions. Elle est comme un corps. Fellini dira : « C’est comme une femme : tu l’as possédée, tu l’as entendue gémir et quand tu la rencontres la semaine suivante, c’est une inconnue. Finalement, je reste avec mon envie de faire un film sur Rome. [13]» Fellini refait sa Rome. Inventer, réinventer, créer, imaginer, se souvenir, interpréter, émouvoir, sont les pierres des fondations de la Rome fellinienne qui n’est plus Roma, mais Fellini-Roma. Le nom même du film traduit ce qui est en train d’advenir : une invention. Fellini fabule sa Rome.
Traverser le ruisseau, passer d’une rive à l’autre, comme d’emblée dans les premières images du film où le Rubicon, passé par César, nous paraît si ridicule : petit ruisseau de l’enfance qui deviendra la grande rivière faites de flots et lames de fond de la fantasmagorie fellinienne. Fellini comme Lucifer, disait Bernardino Zapponi refait sa Rome à son image. La ville s’arc-boute sur l’ensemble infiniment croissant de fables et contes que Fellini réinvente chaque fois qu’il les raconte. Une image de sa Rome et un imaginaire multiple, une image dont les différentes temporalités restent visibles et creusent la mémoire de chaque romain. Le rhizome créer un nouveau paradigme de pensée et d’invention. Il permet d’offrir un mode d’existence indépendant des relations de significations traditionnelles en ce sens qu’il montre les probables de signification comme modalité de sens. C’est en ce sens qu’Adorno montrait qu’il « est impossible de penser une œuvre d’art qui, tout en intégrant de l’hétérogène et en se retournant contre la cohésion propre de son sens, ne produise pas malgré tout un sens », et précise que « le sens métaphysique et le sens esthétique ne font pas immédiatement un, pas plus aujourd’hui qu’auparavant [14]». Les multiples directions proposées créent non des réponses figées, pétrifiées dans la pierre comme le sont les bâtiments d’une ville, mais un système en suspension, léger et mouvant qui module les possibilités de perceptions et de créations. La Roma fellinienne se répand de façon labyrinthique, chaque moment est pris au piège dans d’un miroir, d’une peinture ou d’une sculpture. Chaque image est enclavée dans une autre image. On ne peut sortir de ce dédale incessant qui nous perd et nous conduit dans des chemins de traverse inattendus. Et si la ville en effet s’arc-boute sur les multiples fables de Fellini, c’est qu’il est lui-même - au sens premier – architecte de sa ville. Il est celui qui commande (archi venant en grec de arkhein : commander) qui ordonne de la façonner comme le premier ange de la lumière façonna son propre paradis : un Enfer !


[1] Philippe Cardinali, L’Invention de la ville moderne, Paris, Editions de La Différence, 2002, pp. 18-19.
[2] Ibidem, p. 228.
[3] Ibidem, p. 756.
[4] Ibidem, p. 756.
[5] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 13. « 1° et 2° Principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel point d’un rhizome peut-être connecté à n’importe quel autre, et doit l’être. C’est très différent de l’arbre ou de la racine qui fixent un point, un ordre. »
[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 36-37.
[7] Philippe Cardinali, Op. cit., p. 630.
[8] Theodor W. Adorno, L’art et les arts, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 43.
[9] C. G. Jung, Synchronicité et Paracelsicia, Paris, Albin Michel, 1988.
[10] Federico Fellini et Giovanni Grazzini, Fellini par Fellini, Paris, Flammarion, 2007, p. 12.
[11] Ibidem, p. 50.
[12] Bernardino Zapponi, Roma de Federico Fellini, Paris, Solar Editeur, 1972, p. 20.
[13] Federico Fellini cité par Bernardino Zapponi, op. cit., p. 87.
[14] Theodor W. Adorno, Op. cit. p. 71.

lundi 15 février 2010

Le regard et l'amour comme processus de vie

Par Laurence Gossart

Regard et amour, regard d’amour, coup de foudre, désillusion ou réalité…. le regard est le lieu de toutes les perceptions et de tous les enchantements, il est l’espace réel ou figuré de la transformation, de l’élaboration, de la création qui mue le phénomène du vivant en vie épanouie. En quoi et comment le regard amoureux, le regard désirant est-il source de renaissance ? L’amour est-il une manifestation de la vie ? Oui. Le regard dont il est question ici ne relève pas de la simple vue. Ce regard est un regard qui éveille qui amène à la conscience : être éveillé, être conscient c’est être inscrit dans un processus de conscientisation qui se développe dans le tourbillon de la vie. C’est un regard qui donne vie ; non une vie biologique, mais une vie spirituelle, une vie de l’âme. « Parmi les corps naturels, écrit Aristote, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas ; la vie telle que je l’entends consiste à se nourrir soi-même, à croître et à dépérir. [1]» Ce premier état de fait, définit par Aristote, sera la condition, ou plutôt le lieu, du développement de l’âme : l’être en vie, c'est-à-dire l’être animé. Mais la vie ne s’arrête pas à ce stade car, « ce n’est pas le corps séparé de l’âme qui est en puissance de vivre, mais celui qui la possède […][2]». L’âme serait donc l’entéléchie, cette énergie agissante qui permet, d’après Aristote, d’actualiser la vie contenue virtuellement dans le corps vivant. C’est à partir de cette actualisation, de cette mise en acte d’une puissance de vivre que nous réfléchirons ici.
Le regard est l’un des chemins de la mutation du vivant vers la vie. Il est une de ses forces d’actualisation. Jean Starobinski dit qu’il « constitue le lien vivant entre la personne et le monde, entre le moi et les autres […]. [3]» Regarder quelque chose c’est lui consacrer du temps, de la valeur, lui donner une vie, une existence. De même être regardé, c’est aussi accepter d’exister dans le regard de l’autre et ainsi de laisser voir, percevoir, interpréter, aimer ou encore désapprouver des pans de soi. L’œil est le vecteur de ce regard, il en est la manifestation organique et vivante. Si l’on dit bien regarder, voir, ou observer, on ne dit pas « oeiller ». L’œil reste donc un objet, un moyen et non une action qui mobilise quelque chose d’antérieur, ce que Lacan nomme la « pousse du voyant [4]». Etrange formule qui pousse à vérifier les acceptions des deux termes qui la composent. Être voyant, voir, c’est au sens premier avoir la capacité à percevoir des images, des objets par le sens de la vue. C’est aussi une personne douée d’une seconde vue, d’une vision plus acérée. Le peintre et le poète sont à plusieurs égards des voyants. Mais être voyant, ici, c’est avoir la capacité à traverser les parois invisibles de l’esprit afin de mettre au jour d’autres espaces. Cette « pousse du voyant » n’est-elle pas justement ce processus de mise en germe, de « pousse » au sens de la pousse d’une plante qui promet le développement d’un sujet ? La capacité à voir s’accompagnerait-elle d’une visibilité particulière ? Le regard existe « hors » de l’œil, celui-ci n’en serait que l’outil, le vecteur, l’adjuvant auquel on demande la plus grande justesse. Rebroussons chemin et retrouvons ici encore Aristote : « Si l’œil, dit-il, était un animal complet, la vue en serait l’âme : c’est là en effet la substance de l’œil, substance au sens de la forme. Quant à l’œil il est la matière de la vue, et celle-ci disparaissant il n’est plus un œil mais son homonymie comme un œil de pierre ou dessiné [5]». Le corps sans âme n’a d’autre vie que celle d’une pierre… L’âme, souffle vital, est ce qui anime cet organisme pour le muer en être vivant, le conduire de son animalité, de son animosité, vers l’amour.
Mais comment alors s’opère l’actualisation de l’être en puissance au travers de ces multiples regards ? Jean Starobinski explique que si l’on « interroge l’étymologie, l’on s’aperçoit que pour désigner une vision orientée, la langue française recourt au mot regard, dont la racine ne désigne pas primitivement l’acte de voir, mais plutôt l’attente, le souci, la garde, l’égard, la sauvegarde, affectés de cette insistance qu’exprime le préfixe de redoublement ou de retournement. Regarder est un mouvement qui vise à reprendre sous garde… L’acte du regard ne s’épuise pas sur place : il comporte un élan préservant, une reprise obstinée, comme s’il était animé par l’espoir d’accroître sa découverte ou de reconquérir ce qui est en train de lui échapper[6]. » Cet élan préservant animé d’un désir obstiné d’accroitre sa découverte et de reconquérir ce qui lui échappe n’est-il pas aussi un élan propre à l’amour ? Le regard est ce qui prend garde, qui porte attention. Il n’est pas voir, qui est une perception passive, une réception. Il est une action qui engage celui qui regarde, qui décide et détermine ce regard mais qui cherche aussi à voir au-delà de la limite de la surface de l’épiderme de la face, ce qui anime ce faciès pour le muer en visage. Ainsi, la « pousse du voyant », qualifié de la sorte par Lacan, devient chez Starobinski une action de préservation : « regarder, c’est prendre sous garde… », c’est veiller et, particulièrement, veiller à l’autre. Cette chose qui s’extériorise, cette « pousse du voyant » devient « l’œil vivant [7]». Il devient humain. En effet, regarder l’autre, être éveillé pour veiller sur lui, prendre garde à lui et redoubler d’attention dans la bienveillance, induit la nécessité d’une prise de conscience de cet autre être vivant que l’on regarde. Sa sensibilité, sa fragilité, ses forces et qualités, tout ce qui manifeste sa condition d’être en vie, renvoient aux nôtres telle une mosaïque de miroirs dont les reflets taquinent les perceptions les plus acérées. Regarder avec attention cet être qui partage le même espace, le même temps mais qui, pour l’instant, reste étranger. Prendre garde, faire preuve de vigilance, est aussi un acte d’amour : une actualisation de la force de vivre contenue en puissance dans ce regard.
Dans la lecture qui suit, il s’agira d’articuler les notions suivantes : être voyant, être vivant, être aimant et amants tout ensemble. Ou bien, pour le formuler autrement : vivre et voir, vivre et aimer. Ce sont ces relations qui sont apparues à la lecture de trois poèmes de Baudelaire : « A une Passante », « La Mort des Amants » et « L’Invitation au Voyage », trois textes extraits des Fleurs du Mal. Un triptyque, une triangulation entre vie et amour, vie et regard, regard et amour. Alors, en quoi le regard est-il un acte d’amour et donc un acte de vie ? Voir si on se penche sur un seul ou bien sur les trois ou bien en faisant des référence. Attention au tunnel regard. Repenser articulation complète regard et vie.
Le premier texte donne à voir les perceptions sensibles et poétiques d’un homme, attablé, buvant. Quatre vers consacrés à la description d’une femme inconnue, mystérieuse et marquée d’une douleur profonde, « douleur majestueuse ». Cette femme apparaît dans un brouhaha, un tourbillon de vie et d’alcool. Et là, le regard du poète s’arrête : « Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté] Dont le regard m’a fait soudainement renaître,] Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? ». L’éclair du voir, la lumière de coup de foudre, la flamme de vie, la lueur de l’amour. Regard et renaissance vont de pair. Fuir et voir, vivre et y croire, car c’est bien cette fureur de l’espérance qui maintient en vie malgré la disparition soudaine de l’autre, de l’être peut-être aimé. Il y a du désir….et, dit Aristote, « le désirable est moteur, et si la pensée à son tour est motrice, c’est parce qu’elle trouve le principe de son propre mouvement dans le désirable. – De même l’imagination, quand elle se meut, ne se meut pas sans désir[8] ». Une pulsion de désir qui se mue en une douce caresse scopique. Un regard qui s’anime d’un coup. Mais alors ? Ces êtres ne se rencontreront « jamais peut-être » dit le poète !? Cette femme devient alors support de création…elle laisse sa beauté et son mystère faire silence autour du poète. Sa noblesse sculpturale fait contrepoids à la rue assourdissante qui encercle Baudelaire. Dans « A une passante » l’éveil de la clarté amoureuse perdure. Cet éveil résiste au temps, il reste en mémoire, dans la mémoire créatrice de Baudelaire, il devient source de création. Les regards génèrent du regard. Le regard de la passante créé du regard chez Baudelaire. Ils se voient mutuellement. Baudelaire la voit mais sait aussi qu’elle l’a vu. D’instinct la relation s’instaure entre les deux êtres. Cette femme endeuillée renaîtra-t-elle suite à cette rencontre fugitive ? Le hasard et le temps sont les seuls à savoir…néanmoins, on peut pressentir du désir de part et d’autres. Un désir qui semble nouer ces deux destinées. Ici, le temps aura son rôle à jouer dans le tourbillon de la vie pour rapprocher les êtres ou pour les éloigner, métamorphoser la lueur en éclat de vérité.
Faisons à présent une hypothèse et une projection dans le temps… semble alors se profiler « L’Invitation au voyage » : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté,] Luxe, calme et volupté. » Dans ce poème vivre et aimer vont de paire. Les descriptions sont si visuelles, si imagées que le lecteur se projette et peut s’inviter (voire, s’inventer) dans cet univers idéal. Fraternité, amour, double, miroir, la recherche de l’autre, ou bien, enfin l’aboutissement d’une longue quête spirituelle. Les mots, les émotions, les images crées par le poète subliment les désirs et les pulsions pour les porter vers un idéal d’amour : amour de la création, amour de l’autre, amour de l’idéal et de sa quête. Mais de la même façon que dans « A une passante », le regard de la femme est l’objet d’une rêverie poétique. Dans son ouvrage Les Fleurs du Mal et le Spleen de Paris, Essai sur le dépassement du réel[9], Emmanuel Adatte montre que les yeux de la femme sont pour Baudelaire un espace métaphorique. Il explique que les yeux de celle-ci suggèrent des ciels hollandais et que ce regard embué de larmes est impossible à fixer. Ainsi la mobilité du regard serait propice au voyage spirituel. « Quelle merveilleuse distance parcourue à partir de simples yeux ! [10]», dira-t-il !
« L’Invitation au Voyage » est une invitation à un idéal de vie, un idéal d’amour qui a pris naissance dans un regard, le regard de la « passante » inconnue. Ce regard comme donnée initiale est l’objet de toutes les projections et de tous les désirs. Il engendre de la création et, « c’est ainsi, dira Emmanuel Adatte, que les yeux du chat, la beauté du visage féminin ou l’apparition furtive d’une passante sont pour Baudelaire prétexte à exorciser la mort[11] ». Un fil rouge initié par le regard de la femme dans « A une Passante » mais mis en œuvre et développé par un poème ultime, poème qui a un rôle de rouage et de maillon entre les eux autres : « La Mort des Amants ». Car, « si [les] passions, explique Starobinski, s’éveillent dans le regard et s’augmentent par l’acte de voir, elles n’y trouvent pas de quoi se satisfaire. Voir ouvre tout l’espace au désir, mais voir ne suffit pas au désir [12]». « La Mort des Amants » pourrait être justement la mise en mots et en images du passage à l’acte. C’est un poème tout à la fois subtil et érotique où chaque geste amoureux est l’objet d’une métaphore : « le divan profond », « les fleurs étranges sur les étagères », les esprits qui sont des « miroirs jumeaux », et, bien entendu, « les lits pleins d’odeurs légères ». Toucher et odorat évoquent le vivant à l’œuvre. Le poète se sent vivre au travers de l’éveil de ses sens. Le regard fut le truchement du développement des sensations et des émotions. Et en effet, tous les sens apparaissent ici, cette fameuse synesthésie des sens que Baudelaire travaille tel un orfèvre dans chacun de ses poèmes. Ici, l’amour et la mort se côtoient pour créer un cycle de renaissance : « Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes,] Viendra ranimer, fidèle et joyeux,] Les miroirs ternis et les flammes mortes. » En effet, ne dit-on pas de la jouissance, de l’orgasme qu’elle est une « petite mort », un plaisir ultime et foudroyant ? L’Ange vient ici ranimer la flamme du désir et de l’idéal mêlés ; flamme métaphore de la lumière et de la chaleur qui nous anime, flamme qui ravive ce regard et aboutit à une nuit d’amour pour se métamorphoser en un idéal de vie. En un projet de Vie.
Le regard mue en effet le règne du vivant en singularités de vies. Des vies ainsi devenues conscientes d’exister. Alors, cet état de conscience, d’éveil, serait peut-être l’une des caractéristiques de la vie. Une vie tout autant organique que spirituelle, où l’animal humain, par delà son genre féminin ou masculin, s’envenime d’amour, de vie, de lumière, de clairvoyance. Vivre comme s’il s’agissait d’une action. Art et vie mêlés ensemble en une même unité, voilà le projet que chaque auteur, artiste ou écrivain met en œuvre à chaque moment entre veille et éveil. C’est le regard sur le vivant qui donne naissance à la vie, une vie consciente d’elle-même, de ses forces et limites. Une vie dont la pupille cristalline peut être fauchée à tout instant. Un œil dont la paupière frangée de cils se ferme à demi et protège ainsi l’enfant. Un regard réfléchissant. Un regard qui fait advenir les amants.

[1] Aristote, De l’Âme, Paris, Gallimard, 1989, p. 39.
[2] Ibidem, p. 41.
[3] Jean Starobinski, L’Œil Vivant, Paris, NRF, Gallimard, 1961.
[4] « […] l’œil n’est que la métaphore de quelque chose que j’appellerais la pousse du voyant – quelque chose d’avant son œil. Ce qu’il s’agit de cerner […] c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. » Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI. (page + édition)
[5] Aristote, Op. cit., p. 41.
[6] Jean Starobinski, L’Œil Vivant, Paris, NRF, Gallimard, 1961, pp. 11-12.
[7] Titre du livre de Jean Starobinski.
[8] Aristote, Op. cit., p. 101.
[9] Emmanuel Addatte, Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris, Essai sur le dépassement du réel, Paris, José Corti, 1986.
[10] Ibidem, p. 133.
[11] Ibidem, p. 162.
[12] Jean Starobinski, op. cit. p. 13.

dimanche 14 février 2010

Les échos de Sicilia

Par Laurence Gossart

jusqu’au 5 mars à la Galerie Chantal Crousel

Sicilia marque un tournant fort dans sa pratique, il ouvre de nouvelles portes. Portes de l’Enfer ou portes du Paradis, des portes de bronze et de marbre, des portes en porte à faux contre les murs de la galerie Crousel, des portes inébranlables que seul l’esprit peut ouvrir. L’installation est composée de quinze éléments qui, bien que plastiquement hétérogènes, concentrent un propos existentiel fort. Entre son propre enfer et les portes d’un paradis rêvé, des constellations de questions se gravent dans le chemin que l’artiste suggère aux spectateurs.
L’installation se compose de quatre temps qui se distinguent par des matériaux différents. Eco est un ensemble de six plaques de bronze de deux mètres de hauteur sur un mètre de largeur. Les corps reflétés ondulent comme des spectres au grès des formes inscrites dans le matériau. La surface est telle celle d’un miroir déformant, accidentée d’écriture, de mots, de phrases…miroirs de notre conscience, ces phrases apparaissent suivant l’orientation lumineuse et les déambulations du spectateur. « Je sais maintenant ce qu’il y a eu en dehors de toi » ; « Tu as vu ce que tu as fait » ; « Comment te croire »… Mordues à l’acide directement dans le bronze, elles semblent pouvoir disparaître et réapparaître, s’effacer et rester gravées. Elles marquent l’ambigüité de la visibilité, apparaissent par fragment, s’inscrivent à la lisière de l’illisibilité et se confondent avec les aspérités que le matériau conserve de sa fonte.
En face, des portes de marbre qui fixent le ciel à mois de l’année différents. Cecilia. Le marbre taillé et poli à la main révèle de petites sphères comme autant de petites étoiles qui composent la constellation. La pensée néo-platonicienne de Sicilia miroite la voie lactée dans cette pierre blanche pailletée de gouttelettes figées dans l’instant. Comme une de ces photographies montrant l’impact d’une goutte de lait…quelque chose de pétrifié.
Nous, spectateurs, sommes devenus scrutateurs. Nous sondons chaque temps de l’œuvre, chaque aspérité, chaque accident, tout en nous laissant aller à la caresse sensuelle que dispensent le bronze et le marbre polis. La noblesse des matériaux traditionnels de la sculpture impose un propos qui pourrait s’évanouir dans l’instant. Entre hauts et bas reliefs, ces portes ne sont pas sans évoquer les plaques mortuaires que nous pouvons trouver dans les basiliques ou cathédrales, à même le sol. Aussi, l’installation conduit à s’interroger sur ce qu’elle pourrait faire mourir en nous…le Narcisse. Echo, dont la petite voix renaît tel des piaillements de volatile, donne son nom à l’ensemble de l’installation. S’agit-il de faire germer en nous l’oiseau délicat, fragile dont il ne reste rien de palpable ? Pris dans un dispositif où les portes se font face dans l’espace imposant du lieu, le spectateur erre entre sa propre image déformée et traversée de sens et l’image d’un ciel de marbre. Il se trouve enserré dans un réseau bouclé à droite comme à gauche par les deux grandes toiles de deux mètres sur deux mètres qui, dans le silence, inscrivent dans une forme octogonale la partition de sonogrammes de chants d’oiseaux. « Le chant d’oiseau, c’est l’instant, seulement l’instant – pas le passé, pas le futur. Cet instant est une plénitude.» José Maria Sicilia. Là encore l’instant est enveloppé par la main de l’artiste et posé sur les perchoirs que sont les lignes des figures géométriques symboliques.
Mais cette pièce possède une vraie porte. Elle mène à un second espace où se trouvent des tapis de fleurs et de peaux, matières sensuelles…mais là encore il s’agit images, gravures qui oscillent entre la somptuosité luxueuse et douce, et la rougeur sanguine des motifs floraux de La Chambre du Fils. Toutes ces portes nous conduisent vers une dernière qui apparait dans un rayon lumineux « Soms un pozo que mira el cielo »…
Sicilia offre ici une Vanité grandeur nature au sein de laquelle les spectateurs sont conduits à repenser leur rapport au monde. Au travers de ces multiples métamorphoses et il invite chacun à construire son propre Paradis, après avoir bien vu son Enfer.

Laurence Gossart

vendredi 15 janvier 2010

De la périphérie au centre : les limites du corps viennois

Laurence Gossart



A partir de Gunther Brus, Automutilation

De la périphérie au centre : les limites du corps viennois
Laurence Gossart

À l’image mythique d’une Vienne rococo, baroque, tout de dorure et d’architecture sublime, vient s’opposer celle des actionnistes viennois. Un courant artistique dont les racines trouvent un substrat particulier dans la situation politique d’après-guerre. Une situation confinée dans un consensus de neutralité où l’Autriche s’engouffre. La droite, très conservatrice, alors au pouvoir étouffe toute forme de culpabilité quant à ses responsabilités dans le conflit de la Seconde Guerre, appréciant particulièrement le statut de pays envahi par le pouvoir nazi que les alliés lui octroient. Mais si nombre d’Autrichiens ne rechignent pas face à cette déresponsabilisation, un groupe d’artistes – les actionnismes – prend le parti inverse. Les trois fondateurs de l’actionnisme viennois sont Otto Mühl, Gunther Brus et Hermann Nitsch.
« C’est une société si incroyablement cléricale, conservatrice : que dis-je ! littéralement fasciste. Il fallait qu’ils le fassent. C’est pourquoi je tiens depuis les actionnismes viennois en haute estime. [1]» Il est vrai que, sorties de leur contexte, ces œuvres sont difficiles d’approche. Leur esthétique est extrêmement violente. Ce courant naît dans les années soixante en réaction à une société postfasciste. Leur apparente violence ne fait que révéler la violence réelle exercée durant la Seconde Guerre mondiale. Le corps physique des actionnistes s’oppose au corps politique, au corps d’état, au corps d’armée et semble remettre en mémoire par ces mises en scène les corps décharnés, dépecés des hommes et femmes déportés et massacrés.
Le corps, ses flux, ses limites, est donc au centre, voire, le centre de toute leur création. Un corps qui est mis en action et dont tous les aspects les plus vils, les plus animaux, sont oubliés par les gens de bonnes mœurs. Ce sont ces aspects rejetés à la périphérie en temps normal qui sont mis au centre dans leurs travaux. Ils sont le sujet, ils font le sujet. Il ne faut pas oublier qu’en effet Vienne est la patrie de Freud. Le psychanalyste déshabillait les âmes pour en montrer les névroses, les non-dits, les sexualités, les structures, les blessures, les fêlures. Les actionnistes ont déshabillé les corps révélant leurs odeurs, leurs bruits, leur matière : sang, excréments, sperme, salive, urine…. Cette matière est elle-même organisée par un ensemble de gestes qui reprend souvent des gestes rituels de la religion catholique. En effet, il y a une ritualisation de chaos. Pour certaines actions, des partitions existaient qui dirigeaient les différents protagonistes.
« Ainsi, chez l’homme, on préfère en général se pencher sur ce qui lui est propre, son « âme pensante », plutôt que sur ce qu’il partage non seulement avec les animaux mais aussi avec les végétaux. […] Quant à la matière, elle nous est indifférente en ce domaine, du moins lorsqu’elle reste extérieure ; ce n’est que lorsqu’elle est manifestement organique (et nous concerne alors dans notre dimension biologique) qu’elle devient équivoque, sinon malpropre.[2] » Etre humain, être vivant, c’est aussi être un corps. Corporéité niée par l’homme car sale et, surtout, lui rappelant son statut animal, dépendant de sa biologie.
L’œuvre des actionnistes viennois est apparue a posteriori comme une forme de catharsis. Otto Mühl, par exemple, en mêlant nourriture, matière fécale, sexualité collective, souhaite briser tous les tabous. La sexualité lui apparaissait comme l’objet essentiel d’une répression dans la société d’après-guerre et, de fait, devenait un élément essentiel à une efficacité révolutionnaire.
Le 28 juin 1963 Mülh et Nitsch distribuent un tract dans le XXe arrondissement de Vienne : « Je vais me mettre en état d’excitation physique par des actions et pénétrer jusqu’à l’expérience de l’excès originaire. Je répands, j’asperge, je souille l’espace avec du sang et me roule dans les flaques de couleurs. Je m’étends tout habillé sur un lit. On remplira et on versera sous les draps des boyaux, pis de vache lacérés […]. Je mâche des roses thé plongées dans l’eau sucrée, et crache la douce chair des roses. […] je donne mon corps à répandre publiquement. [3]»
Si les actions de Mülh et Nischt sont politiques, violentes - mais à dessein -, les actions de Gunther Brus sont, quant à elles, bien plus ancrées des réflexions existentielles. Sur la vidéo montrée précédemment – Automutilation – l’artiste recouvert de peinture blanche semblait reproduire un début de suicide en public… Mais, dans ces « tableaux » mis en scène, c’est bien plus la recherche de la limite entre peinture et corps, vivant et mort, simulation et réalité, qui se joue. Limite aussi entre homme et chose. Entre homme et monstre. Cette œuvre particulièrement forte présente un homme (Gunther Brus) recouvert d’une pâte blanche, une peinture épaisse dans laquelle son corps se meut comme s’il était fait de cette même matière. Comme un spectre protéiforme, il évolue, rampant dans cette glu blanchâtre. Cette chose informe et sans visage, sans forme humaine réelle, dépossédée de son humanité semble évoquer les corps des déportés, les corps brûlés et massacrés. Alors, de quelle « automutilation » peut-il bien s’agir ? Il n’y a pas, dans cette œuvre, de réelle automutilation. Mais l’on peut pressentir un propos plus philosophique qui tendrait à montrer la façon dont l’humanité se mutile seule, au nom d’idéaux vaniteux. Et Gunther Brus prend le temps de happer les spectateurs. La caméra filme de façon compulsive, s’arrêtant sur chaque détail. Les plans serrés compriment l’espace psychologique du spectateur et l’implique de façon irréversible dans le processus de défiguration.
Robert Fleck dira : « Par l’utilisation réelle de symboles de l’inconscient collectif national – le sang, la croix et autres signes du rituel catholique – ou par des scènes reproduisant réellement l’anéantissement de l’homme en référence à l’holocauste, les actionnistes viennois voulaient expulser de l’Autriche de l’après-guerre, les restes d’un fascisme encore présent. De tous les mouvements artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, ce sont eux qui débouchèrent sur la confrontation la plus violente avec leur propre société. [4]»
Si la question du rituel, du cérémonial, est bien présente dans leurs œuvres, c’est qu’à l’instar du baptême catholique, ces actions, ces gestes, lavent : la bouillie des corps meurtris lave les souillures laissées par le carcan idéologique et les blessures gravées par la guerre.


[1] Per Kirkeby, cité in,
Hors Limites, l’art et la vie 1952 – 1994, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1995, p. 196.
[2] André Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, pp. 5-6.
[3] Ibidem, p. 201.
[4] Ibidem, p. 206.