samedi 28 novembre 2009

Anselm Kieffer, Monumenta.

Par Laurence Gossart

7 Petites maisons…
Sept petites maisons habitées d’histoires, de mémoires, de poésie, de matière… Ici la matière incarne la forme, la pensée… Sept immenses maisons qui se présentent comme des blocs de béton recouvert de zinc… Des parallélépipèdes rectangles qui jalonnent l’espace, la nef, le temple.
Chaque maison est dotée d’une ou plusieurs ouvertures, de fentes qui nous laissent pénétrer, nous, spectateurs, participateurs, mais laissent aussi circuler l’air et la lumière.Monumentalité des dimensions, certes. Monumentalité du propos surtout. Derrière ces parois épaisses, toutes pareilles, uniformes, se déploie chaque fois un nouvel univers. Différent dans les formes aussi : dessin, peinture, sculpture, installation… Chaque temple est hanté de mémoire et de poésie. Une poésie en acte. La mémoire plastique et les formes de la pensée s’actualisent chaque fois.
Blocs fendus d’entailles ou percés d’entrées, blocs d’apparence impénétrable, des murs contre lesquels l’être bute. Le silence s’impose – une respiration coupée, une circulation de bloc en bloc. Ces blocs contraignent les corps, puis, à l’instar d’une aspiration, les corps des participateurs disparaissent, comme engloutis… A l’intérieur le propos plastique s’impose, la lumière s’assourdit, le bruit aussi. Des murs de lamentations, de silence, mais de vie aussi. Des pages d’herbier défaits qui seraient comme la trace d’une quête alchimique de la transformation au contact des matériaux et éléments naturels.
Ces maisons sont habitées par des petits cœurs sensibles… des voûtes célestes aussi… des espaces infinis suggérés dans des espaces délimités qui laissent au dehors les métaux… et permettent ainsi à la pensée de se déployer. Des caissons de verre et de zinc encastrés les uns dans les autres contiennent des éléments : argile, fougère, or, palmier, tournesol… éléments au degré de finition plus ou moins abouti. Chacun semble se présenter comme un indice, un élément, une clé. Peut-être une ouverture ? En effet. La mémoire est convoquée : l’holocauste, l’expérience des camps de concentration, de la mort et de la destruction. Une mémoire collective aussi, plus large, plus universelle encore… puis il y a l’élégance de cette mémoire, le raffinement des formes imprimées toutes ensemble par l’artiste et les intempéries. Une grande subtilité des réactions colorées s’en suit.Quelqu’en soit la justification, la tension historique traverse les formes plastiques, corps organiques, vivants.
« Les œuvres d’art authentiques cachent en elles comme leur secret a priori. Elles restent en même temps sous l’effet de l’Aufklärung car elles aimeraient rendre commensurable aux hommes ce frisson remémoré, incommensurable dans le monde primitif magique ».Théodor Wolf Adorno, Théorie Esthétique, p112.
Et l’infini se retrouve en effet à l’intérieur de ces temples. Voyage méditatif de l’ombre à la lumière, de la matière au solaire. Puis sous ses éclairages différents, tissant les expériences, nos corps passent de maison en maison, tournent autour, cherchent une entrée, contournent les ponctuations, les pénètrent, s’arrêtent. Puis se remettent en mouvement… un autre mouvement cette fois-ci, spirituel. Le corps se décharge de sa matière charnelle, fait le vide et se rend disponible pour être le médiateur de l’expérience. Métaphore de l’élaboration de l’homme, empêtré dans la glaise, le cœur arraché, suspendu et sans point de fuite. Les espaces se percent, les murs se trouent et s’ouvrent sur le ciel. Le vide ? Le ciel... Progressivement l’espace se déplie. Nous assistons au déploiement horizontal, vertical, transversal, en mouvement de ces espaces. La lumière creuse les sillons d’un nouveau paysage dévoilant ainsi de plus subtils passages…

Des murmures sous les sutures.

Par Laurence Gossart

« La blessure vit secrètement au fond du cœur »
Virgile L’Eneide, Chant IV, vers 67

« Le geste chirurgical se compose, dit Sophie Ristelhueber, d’un mélange de douceur presque amoureuse et de violence’’. C’est précisément ce mélange qui soigne et qui guérit, qui n’efface certainement pas les maux, car il laisse nécessairement une cicatrice, une marque, mais qui les arrête, les conserve à l’état de traces »
Marc Tamisier
(1)



Marc Tamisier dans son livre consacré à la photographie contemporaine déplace le paradigme photographique de la notion de réalisme à celle de frontalité. Il explique que la photographie ne serait plus un moyen de découvrir l’autre mais un reflet narcissique de notre propre vision proche du miroir : « Ainsi, si le réalisme imposait une projection de la vision au travers des photographies, vers leur référent, la photographie contemporaine ne peut se voir qu’en situation de face à face. Si l’une semblait être une fenêtre ouverte sur le monde, l’autre s’avère plus proche du miroir. Il faut alors distinguer, lorsque nous regardons une photographie contemporaine, l’image d’une part, et ce qu’elle représente d’autre part […] Nous pouvons parler à cet égard, de la frontalité de ces images, en entendant par là que le regardeur leur fait front. C’est cette frontalité qui remplace finalement le réalisme photographique. (2)»
Les images qui constituent la série Everyone, sont réalisées deux ans après le retour de Sophie Ristelhueber de Bosnie. Là bas elle ne fait pas de photographies mais la blessure continue de vivre secrètement dans son cœur, elle mûrit. Deux ans passent avant de pouvoir dégager le ressenti de l’anecdotique, de le décortiquer quitte à l’écorcher d’un geste chirurgical pour le dépouiller du superflu, du momentané, du temps présent. Deux ans de maturation d’un projet avant de pouvoir lui donner l’ampleur de l’universalité et le propulser par delà les frontières d’un lieu et d’une temporalité.
De quoi s’agit-il ? Des images de fragments de corps photographiés en noir et blanc d’une taille moyenne de 3 x 3 mètres. Chacun est ciselé d’une ou plusieurs entailles faites au scalpel : des cicatrices. Les deux bords de l’épiderme sont boursouflés par le tranchant de la blessure et les fils que l’on vient de suturer. De quoi nous parle-t-on ? De quoi cet épiderme est-il l’allégorie ? Drôle d’organe mutant que cette peau dont les cellules prolifèrent, se reconstituent, comblent les blessures et créent des cicatrices. Organe qui recréé l’unité, qui soude et qui protège tout en conservant la mémoire de l’acte qui a opéré la division des chairs. On peut alors dire de ces images qu’elles sont « hors-champ » : hors du champ iconographique du reportage traditionnel, hors du champ temporel de la réalité de la guerre civile des Balkans.

Ce que ces images désignent est autre que ce qu’elles figurent. Le dispositif mis en place par l’auteur est un processus d’abstraction, de conceptualisation. ‘’La monumentalité des images est là pour que le spectateur voit ces corps comme des paysages ou des architectures.’’ ‘Comme’, dit Sophie Ristelhueber. Ainsi la lisibilité du processus artistique à l’œuvre est d’autant plus flagrante que l’artiste choisit la monumentalité, la frontalité et le noir et blanc. Elle nous met en face d’objets qui n’ont pas pour sujet immédiat la guerre civile des Balkans. Et pour reprendre les termes de Marc Tamisier : « L’objet n’est plus enregistré photographiquement, il est enregistré par l’art du photographe comme un objet de part en part photographique.(3)»
Dans le dictionnaire du Vocabulaire d’Esthétique, Etienne Souriau précise que « l’allégorie en art est une représentation d’une idée abstraite sous un aspect corporel. Assez souvent c’est une personnification, c'est-à-dire que l’apparence sensible est celle d’un être humain.(4)» Les images de Sophie Ristelhueber sont bel et bien des allégories. Ici les corps incarnent la Mémoire. A la fois la mémoire de l’opération chirurgicale, la mémoire de l’événement particulier mais aussi de toutes les autres guerres dont le corps familier conserve les traces comme nous même conservons les traces photographiques de notre histoire. Mais, bien que nous soyons en face à face avec ces images, Sophie Ristelhueber aborde la question de biais, c'est-à-dire, par des images dont les effets de présence et de réalisme sont en fait paradoxalement des outils de l’allégorie, grand genre, rappelons le, de la tradition artistique. Les effets plastiques sont ici des moyens de conceptualisation. Et les images parviennent à cette force allégorique et critique « précisément au travers de cette frontalité qui s’apparente bien davantage à un devoir de regarder la réalité en face, qu’à une prétendue saisie de son objectivité référentielle par la transparence du médium photographique (5)», argumente Marc Tamisier.
Il y a bien des paradoxes dans ces images. Paradoxe des chairs qui ne sont pas celles des blessés de la guerre civile et qui pourtant les évoquent. Paradoxe de corps mutilés non par la guerre ou les actes chirurgicaux mais par l’acte photographique, le cadrage. Paradoxe de l’organisme humain présenté comme territoire, comme surface d’action. Paradoxe enfin de l’épiderme. A la fois marque, trace et tracé, les parties de ces peaux sont distinguées, désignées, dessinées. Car les cicatrices de Sophie Ristelhueber sont aussi des signes graphiques que nous pouvons comprendre là encore comme un procédé de mise à distance, de conceptualisation de l’évènement. Chaque fragment de corps est devenu grâce aux traitements plastiques allégorie, signe, concept. En effet, Sophie Ristelhueber n’est pas dans un rapport d’immédiateté. Déjà, puisque les images sont réalisées deux ans après son séjour, comme nous le rappelions en début de propos. Mais aussi car elle réalise des esquisses préliminaires de ces photographies. Concrètement, Sophie Ristelhueber dessine. Elle à un véritable dessein, au sens du projet intellectuel, une forme de causa mentale pour reprendre la terminologie de Léonard de Vinci. Sophie Ristelhueber présenta aux chirurgiens avec qui (pour cette occasion) elle travailla, les croquis montrant les types de « signe-cicatrice » qu’elle désirait photographier. Il y a donc plusieurs strates dans le travail de Sophie Ristelhueber que l’opalescence délicate des tirages grand format ainsi que du papier du petit livre mettent en lumière…de façon tamisée. Il s’agit donc bien de re-présentation au même titre qu’un dessin ou une peinture, et en ce sens, d’images. Et ces images donnent du pouvoir à sa pensée. Du pouvoir au sens où Louis Marin l’énonçait dans Des Pouvoirs de l’Image (6) , un pouvoir qui donne de la force et qui redouble la présence. C’est une représentation qui se charge d’une densité historique et humaine. Le corps prend du pouvoir au travers de l’aspect allégorique que nous soulevions antérieurement mais aussi au travers de son « devenu » image. Marc Tamisier estime que Sophie Ristelhueber n’ajoute pas d’ «effets artistiques à ses images, bien au contraire […], elle ne fait qu’enlever ce que la photographie nostalgique ou d’information a surajouté. Elle photographie en all-over plutôt qu’en jouant sur les profondeurs, les masques et les contrastes des plans photographiques, qui, bien qu’ils découpent leurs objets, assurent une composition plastique. (7)» Sophie Ristelhueber travaille, ou plus exactement, emploie une esthétique qualifiée d’esthétique de la neutralité ainsi que la forme tableau. A cet égard, Dominique Baqué nous éclaire dans son ouvrage consacré à la photographie plasticienne. Elle y décrit les processus de déconstruction du paradigme de l’instant décisif qui laisse place à une photographie dont les codes plastiques sont en fait extrêmement rigoureux : « Enfin, la « forme-tableau » ne serait pas complète si […] on ne prenait pas en compte un désir et un refus esthétique. Un désir, qui est aussi une exigence compositionnelle et plastique : celui de la pure frontalité de la prise de vue et de la rigueur quelque peu roide et sèche de l’image.(8)» Donc les « effets plastiques » que Sophie Riestelhueber semblait, d’après Marc Tamisier, enlever, s’ancrent, en fait dans une esthétique quasi commandité par le champ de l’art contemporain. Elle exploite cette césure et s’approprie les dispositifs artistiques pour énoncer un propos dont elle sait à quel point il se perd dans les flux de l’information des mass-média.
Alors, en fait, si nous disions précédemment que Sophie Ristelhueber abordait la question de biais, il serait plus juste de parler à présent d’épaisseur et de profondeur. En fait les œuvres en question semblent relever du palimpseste. Plastiquement déjà puisque ces peaux conservent des traces non seulement des actes chirurgicaux mais les traces de leur vécu. Le dos de la femme de Everyone # 14 est marqué de tâches, de plis, de grains de beauté et autres empreintes comme des scarifications qui traduisent une épaisseur de vie et peuvent se percevoir comme une consécration du vivant. Mais cette épaisseur ne produit pas de l’opacité mais peut être plus de la translucidité. Et Sophie Ristelhueber développe ce propos au travers du livre qui accompagne les photographies. Il ne s’agit pas d’un simple catalogue d’exposition mais d’un objet qui participe de l’œuvre. Le papier qu’elle choisit est un papier dont la transparence et le grain évoquent la peau. Nous voyons donc au travers et nous percevons «l’épaisseur» du propos. Peut être est-il temps de nous rappeler que Sophie Ristelhueber est une ancienne élève de l’Ecole des Hautes Etudes où elle a suivi un cursus littéraire. Le livre qui accompagne les expositions des grands tirages de Everyone est un petit livre à la couverture bleu marine, toute simple. Les 14 images qui y sont reproduites sur papier translucide sont accompagnées d’un texte de Thucydide Histoire de la Guerre Du Péloponnèse. Ce texte est une longue chronique de cette guerre dont l’auteur explique que son ambition sera de permettre de comprendre tous les évènements « qui à l’avenir, en vertu de la nature humaine […] seront semblables ou analogues.» Propos écrits cinq sciècles avant Jésus-Christ… Sous les sutures de Sophie Riestelhueber, il y aurait comme quelques murmures, quelques chuchotements.
Peut-on dire alors que, plus que la mise en forme d’une idée, ce travail serait la mise en corps d’un concept ? Le palimpseste c’est aussi un concept littéraire mis en avant par Gérard Genette en 1982. Il s’agit particulièrement de ce qu’il nomme l’hypertextualité, c'est-à-dire « toutes les relations unissant un texte B à un texte A sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas un commentaire (9)». Le texte transperce les images tout en les oblitérant partiellement. Quelque chose traverse, transmet, voire, transpire dans ce qui transparaît, ou plutôt, dans ce qui nous apparaît de page en page. Dans ce brassage de textes, d’images et de références, Sophie Ristelhueber met en évidence les repères d’une culture commune de l’Europe. Europe traversée par les conflits comme par les réunifications, par les guerres fratricides mais rassemblée au sein d’une union fédérée d’étoiles. Un vieux continent, marqué de blessures en perpétuel processus de cicatrisation.
Donc, la multiplicité des moyens d’approche choisie par Sophie Risthelhueber, amplifie chaque fois la complexité du propos et lui donne un degré de conceptualisation supérieur. Elle nous offre un art de la transformation, de la mutation. Ces œuvres sont comme des métaphores de la mue, du mouvement de la pensée qui évolue au flux de nos approches successives allant des tirages, au livre puis au texte et inversement. Dans ce cheminement l’artiste induit des possibilités très variées en conduisant le spectateur d’un format immense qui le dépasse et se déverse sur lui, à un petit objet délicat dont l’approche nécessite un tout autre positionnement physique et intellectuel, plus subtile et non un seul face à face, ou corps à corps. Une autre approche de l’Histoire.
Les palimpsestes de Sophie Ristelhueber laissent traces et la frontalité apparemment univoque des images en très grand format laisse, quant à elle, place à un développement de parcours multiples, loin, nous semble-t-il, d’une quelconque forme de narcissisme. Ici, il n’est point question de fétichisme du corps, ni de recherche d’une identité en crise. Les cicatrices de Sophie Ristelhueber sont bien différentes de celles qui scarifient le corps d’Orlan, par exemple. Les traces des mues et des évolutions des corps ont bien d’autres significations. Significations dont Zoé Forget nous donne un très bel éclairage dans son intervention intitulée « Corps modifiés, entre symptômes et réalisation de potentiels contemporains. »


(1) Marc Tamisier, Sur La Photographie Contemporaine, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 153.
(2) Ibidem, p. 10.
(3) Ibidem, p. 9.
(4) Etienne Souriau, Vocabulaire d’Esthétique, Puf, 2004.
(5)
Marc Tamisier, Sur la Photographie Contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 154.
(6) Voir à ce sujet Louis Marin, L’être de l’image et son efficace, in Des Pouvoirs de l’Image, Collection l’ordre philosophique, Editions du Seuil, Paris, 1993.
(7) Marc Tamisier, Sur la Photographie Contemporaine, Paris L’Harmattan, 2007, p. 153.
(8) Dominique Baqué, La Photographie Plasticienne, Editions du Regard, p. 152.
(9) Gérard Genette, Palimpseste, collection poétique, Editions du Seuil, Paris, 1982.

vendredi 13 novembre 2009

Gustave Le Gray, Le devenir formes des Marines

Par Laurence Gossart

Dans la séries de Marines effectuée entre 1856 et 1854, le photographe Gustave Le Gray, pionnier et précurseur de la photographie, invente des images. Loin de se laisser haper par l'apparente valeur de vérité, le photographe élabore des images extrèment soignées, il multiplie les images photographiques comme les paysages se multiplient en lui. Les émotions créent chaque fois de nouveaux flots de possibles en latence. L’image photographique est le vecteur de cette mue. Elle transmue le regard en image, l’imaginaire en représentations.
Mer Méditerranée – Cette présente de grandes similitudes avec une autre image, Ciel chargé – Mer Méditerranée. Quasiment identique, on pourrait suggérer qu’il s’agit de photographies du même lieu, à des moments différents. En fait, il semble qu’il s’agisse de montages photographiques à partir de deux négatifs au collodion sur verre. Néanmoins, la question essentielle, que le rapprochement de ses images pose, est celle de la dissemblance dans la ressemblance. Quel est l’intérêt de présenter deux images si proches ?
Mer Méditerranée - Cette, présente une vue de la mer qui paraît avoir lieu au coucher du soleil. Les rayons bas dans le ciel frôlent de façon tangente la surface de la mer. Néanmoins, la lumière qui vient du ciel ne suggère pas un soleil bas, au couchant, mais plus un moment de fin d’après-midi. Dans cette vue, plus aucune présence humaine si ce n’est celle du photographe. Gustave Le Gray laisse son regard s’imprégner uniquement par les émotions esthétiques créées par les phénomènes lumineux. On voit donc la mer, le ciel nuageux et, sur le bord droit de l’image, des galets en bas, puis un bras de terre qui pénètre l’eau. Plus loin, juste placée sur la ligne d’horizon, la montagne d’Agde signale un lointain désirable.
« Tous mes déplacements, dit Maurice Merleau-Ponty, par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible. Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du ‘’je peux’’. » Un objet désiré, accessible au moins par le regard, mis en image, et rendu, de fait, encore plus accessible, car saisi, capté, prélevé à la nature et organisé par la photographie. Gustave Le Gray construit la mise à disposition de cette montagne désirée. Sa mise en relief est délicate, car suggérée. L’approche est progressive et permet de fantasmer d’autant l’objet du désir. Le bas de l’image, consacré à la mer et au dessin de la côte, est riche de valeurs mordorées qui oscillent entre un blanc presque pur, à peine voilé de couleur, et un noir teinté de brun digne de Rembrandt. La mer, miroir brouillé du ciel, renvoie de façon déformée, les multiples variations de clarté. Les parties les plus foncées se trouvant à la périphérie de la photographie, la pénétration progressive du regard dans l’espace de cette dernière n’est aucunement troublée par un quelconque obstacle. Rien n’obstrue la vue et la montagne devient un espace de projection plus ou moins accessible puisqu’à la portée du regard. Elle semble même, si étonnant que cela puisse paraître, derrière la ligne d’horizon très sombre. L’effet d’optique, dû certainement au montage de deux négatifs, tend à placer la montagne dans l’espace consacré au ciel. Si métaphoriquement la montagne est le lieu de l’élévation vers la spiritualité, ici elle est concrètement placée à la lisière inférieure des cieux. Les nuages, posés dans l’atmosphère, paraissent ouvrir un champ lumineux au dessus de son sommet, contribuant ainsi à lui conférer une majesté imposante.
Les mêmes enjeux sont-ils à l’œuvre dans Ciel chargé - Mer Méditerranée ? La partie correspondant à la mer est la même que dans l’image précédente. Le cadrage un peu plus resserré évince les galets. La mer a pris une tonalité brune, presque noire qui lui donne une densité dramatique. On ne sait ce que cette noirceur recouvre, on ne sait ce que les profondeurs cachent. Les quelques rayons qui irisent la surface sur la droite de l’image accroissent ce sentiment de grondement intérieur. Ils manifestent un mouvement sourd. Pourtant à y regarder de plus près, la mer est calme. La dramaturgie est créée par les effets de clair-obscur que Gustave Le Gray obtient au moment du tirage. Il condense tout à la fois du sens et de la matière. La mer est presque devenue de pierre. Ce premier plan noir projette notre regard directement au niveau de la ligne d’horizon. Là, à nouveau se dessine le profil de la montagne d’Adge. Le tumulte des nuages qui s’accumulent dans le ciel gronde. La montagne est elle aussi plus noire, plus dense. Sa présence plus marquée que dans Mer Méditerranée – Cette lui confère une autre force, du moins, une autre manière de rendre ces forces visibles. Toute petite proportionnellement au reste de l’image, elle acquiert une force monumentale.
La technique des « ciels rapportés », que l’on a pu qualifier de supercherie, est bien plus un processus qu’un procédé (le procédé relevant des moyens techniques employés, le processus qualifiant quant à lui la démarche de l’artiste) car elle permet de répondre à une représentation qui navigue entre réalité extérieure et réalité perceptuelle.
Les images se posent sur cette limite et se révèlent être une métonymie du principe sur lequel elles reposent et qu’elles figurent : la limite de la ligne d’horizon, limite pour le moins abstraite et conceptuelle. On comprendra plus loin, dans la troisième partie, que ce déplacement du procédé au processus induit une tout autre signification. Le paysage pour Raffaele Milani est « plus que la somme des parties, des fragments singuliers de notre regard dispersé suivant le temps de la sensibilité, il est plus que l’attraction des processus psychiques : il est l’âme d’une concaténation infinie et magique des formes. »
Les Marines semblent se situer dans ce registre de mouvement de l’évolution de formes. Gustave Le Gray ne fige pas en image, mais induit une dynamique de création et d’agglomération de formes qu’il prélève et saisit grâce au dispositif photographique (dispositif entendu dans sa complétude c'est-à-dire de la prise de vue au tirage finalisé). Cette dynamique se dissout immédiatement pour se rétablir, renouvelée, enrichie afin de produire une autre image. Il tente de saisir quelque chose d’impalpable, comme une fragrance, quelque chose d’insaisissable. Si en effet la fragrance est un terme spécifique de l’odorat, on perçoit que Le Gray tente de déceler l’air qui agite les éléments. Le processus dynamique est celui de la pensée en mouvement, pensée qui ne s’éparpille pas, mais qui poursuit une idée. D’une image à l’autre, Gustave Le Gray recadre, cache, atténue des parties, crée des masques pour permettre de faire ressortir certaines parties par rapport à d’autres. La force de ce processus de pensée réside dans sa faculté d’approfondissement. À la fois magique et infini, il permet d’apporter chaque fois une autre image qui s’inscrira dans l’ensemble sans disloquer celui-ci, mais au contraire, en lui portant une valeur ajoutée. Chaque image met en abîme cette pratique, à la fois procédé et processus et offre un paysage et un horizon chaque fois renouvelés. Henri Focillon éclaire quelque peu cette dynamique : « La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence, et ce que nous appelons la vie naturelle s’évalue comme un rapport nécessaire entre les formes sans lesquels elle ne serait pas. De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres et constituent un ordre, une métaphore de l’univers. »
Ainsi, Focillon instaure la forme, la mise en forme, puisqu’il s’agit de la vie – donc de temps, de mouvement et d’évolution – comme modèle commun à l’art et à la nature. Les Marines de Gustave Le Gray, bien qu’antérieures de quatre-vingt-dix ans au texte cité, semblent imprégnées d’un tel modèle. Elles sont des images imageantes, au même titre que la nature est naturante, emplies d’une force de création qui conduit à des formes. Il y a bien des relations de tension entre les éléments, entre ciel et mer, mais aussi entre les différentes images qui constituent la série. Ces relations de tensions, de composition, d’exploitation des images sont aussi instaurées par les choix effectués par Gustave Le Gray, par les déplacements, accentuations, agencements et formulations qu’il met en œuvre dans leur élaboration. Cette pratique il la théorise en se référant à des grands peintres comme Titien. Il s’agit de la théorie des sacrifices qui tend à niveler certains détails pour faire ressortir des masses et ainsi conduire le regard afin que celui-ci ne soit pas dispersé dans l’espace de l’image. Dégager le superflu pour aller à l’essentiel tout en respectant le sentiment de nature.
Alors qu’en est-il des images de Gustave Le Gray ? À une période où le discours sous-jacent et inconscient est celui de la valeur d’indice - au sens où C.S. Pierce le théorisa plusieurs décennies après -, qu’elle est la valeur de Marines composées de fragments d’images, de superposition de deux images ? Cette série de photographies de Gustave Le Gray témoigne justement de l’ambigüité du statut de l’image photographique dans les années 1850-1870 : entre art et industrie. L’arrivée de la photographie déplace les modalités de représentation et l’effet de réel qui caractérise cette nouvelle image trompe. La supercherie se situerait plus dans ce caractère d’effet de réel que dans des manipulations - tel le montage de négatifs - qui revendiquent clairement le caractère d’image de la photographie. La floraison de praticiens daguerréotypistes tend à noyer dans la masse des pratiques telles celle de Gustave Le Gray qui travaille pourtant au développement du nouveau médium. Cette reconnaissance du médium est l’objet de nombreux débats. Un débat qui anime les colonnes du Bulletin de la SFP - dont Gustave Le Gray est un des membres fondateurs - entre Paul Périer Eugène Durieu sur la question de la retouche et des manipulations d’images photographiques .
Le Gray laisse la magie des chimies le guider dans ses recherches, il laisse s’accomplir dans son laboratoire de nouvelles formes qui ont pour but d’élargir les potentiels de ce nouveau médium.

mercredi 11 novembre 2009

Le plausible comme condition du documentaire?

A propos du livre de François Niney,
Le documentaire et ses faux-semblants,
Paris, Klincksieck, 2009.

Par Laurence Gossart

Au travers de cet essai, François Niney remet sur l’ouvrage la question de la vérité et particulièrement celle de l’image dans le champ du documentaire : « y en a-t-il ou pas ? Que vaut l’évidence d’une prise de vues ? Le sens d’un montage ? Le « constat » d’un speaker ? » Cet essai prend en charge des termes aussi variés que ceux de « réalité », « réel », « fiction », « vérité », « vrai », « rêve », « fait », « objectif ». La complexité de leur emploi, et parfois leur abus, tend à créer des catégories et des définitions relatives au documentaire qui semble faire de lui un film sans auteur, sans scénario, sans scène. Il serait alors un simple prélèvement de la surface visible des choses qui en incarnerait le réel et pourrait ainsi être le détenteur d’une vérité, d’un savoir, voire, d’une doctrine à propager. Une forme de prétention à la vérité que suggère l’étymologie du mot documentaire docere - faire apprendre -, et dont dérivent les termes docte, docile, docteur, ou encore, doctrine.
François Niney revient en fait, tout au long de cet essai, sur un certain nombre de thématiques et de questions qu’il problématise et élucide au travers des 50 questions. Il définit, par exemple, sept degrés de gradation de relations entre fiction et réalité allant du prélèvement non organisé, non déterminé d’une situation, à la mise en scène jouer par des comédiens de cette même situation . Puis, au sein même de ce que l’on qualifie de documentaire, il distingue et analyse six grands types : l’instantané, l’interférence, la pose, le joué autochtone, la reconstitution et le remontage. Par cette analyse il met en évidence une poétique du documentaire en développant différents modes de réalisations qui témoignent de différentes intentions du réalisateur. Les liens triangulaires entre la mise en scène profilmique, le cadrage et le montage sont noués différemment suivant les volontés démonstratives.
Le documentaire est un genre souvent considéré comme mineur. Du docu-fiction sur les Tudor et le règne d’Henri VIII, à l’entretien de François Crémieux avec Chris Marker, Casque bleu , le terme de documentaire recouvre des facettes aussi variées que sont les questions qui surgissent face au développement récent de ce type de productions. Le principe de la collection 50 questions scande le texte de François Niney en parties qui interrogent des pans particuliers du documentaire filmé, questions que tout un chacun est conduit à se poser dès lors que la forme documentaire tend à s’étoffer. François Niney fait le constat des nombreux termes qui dérivent de l’idée de documentaire - le docu-fiction, le paradocumentaire, les feuilletons dits documentaires, les non-fictions films, voire, les reality shows - et interroge ces différents termes et les acceptions qu’ils recouvrent. Aussi, la question de la vérité est-elle posée par le genre lui-même. « Faut-il renoncer à trouver dans le langage cinématographique même, des tropes, des figures de style qui seraient exclusivement documentaires (et donc, garantiraient que ce qui est montré est réel) ? Oui […]. » Face à ce constat et, de fait, à un renoncement assumé, François Niney analyse les différents types de documentaires en terme de productions filmiques, et met en évidence les multiples temps d’élaboration d’un film de l’intention à la réalisation et la projection. La part du point de vue, du montage et remontage, de l’analyse et du commentaire, est mise en évidence pour montrer chaque fois les choix des différents réalisateurs. Qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, les outils et moments de fabrication sont les mêmes, bien que les modalités diffèrent.
L’exemple du film Sans soleil de Chris Marker permet justement, à contrario, de se débarrasser de cette encombrante image erronée du documentaire pour laisser affluer des pans de mémoire reconstituée et différente pour chacun, des images mentales forgées à partir des lettres, intonation de voix, images photographiques, etc. L’auteur met en évidence le processus par lequel la fiction d’un réel brouille la clarté d’une prétendue-vérité et permet de laisser advenir la vérité des différentes perceptions d’un évènement pétri de temps : « le temps présent des regards échangés avec la caméra, le temps cyclique des saisons, le temps passé (et à revenir) des révolutions, le temps récurrent des légendes, et le futur antérieur de la disparition et de la Zone…le tout repris dans le temps flottant du récit, dans la spirale du montage. » La question du temps, de sa perception et de son interprétation, voire, de ses collisions, reviens de façon récurrente dans cet essai. Temps de l’élaboration, temps de la fiction, temps de la perception sont interrogés tour à tour pour s’enrichir.
« Assister à une projection, c’est voir le monde en son absence. » C’est vivre l’expérience d’une coprésence de temps qui jouent de l’ellipse, de la dilatation, de la combinaison de temps parallèles et flottants, mais aussi d’échelles, de durées, de rythmes mais aussi de sonorité. Cette expérience permet au temps de la diégèse du film (qu’il soit fiction ou document) de rencontrer, et par la même, de modifier le temps de la diffusion de celui-ci, le temps de la perception. Articulant ainsi différents cadres (ce que François Niney nomme les modalisations de l’énonciation ), l’auteur de film documentaire se projette dans la perception et non dans la seule réalisation. Car le spectateur est amené, consciemment ou non, à juger le mode sur lequel lui est montré la réalité, et le mode sur lequel se joue cette réalité. « Un trompe-l’œil est fait pour tromper puis détromper (sinon c’est une simple illusion ou un faux), il joue de ce retournement pour faire réfléchir justement sur les façons dont nous pouvons nous (laisser) abuser.» C’est dans cet écart que se tient le plausible qui permet de faire exister le documentaire comme source de vérité.
Dans Casque Bleu, Chris Marker donne la parole à un ancien volontaire de la guerre en Bosnie, François Crémieux. Le documentaire s’ouvre sur le visage filmé plein cadre de cet homme. L’éclairage naturel vient de la droite et illumine son visage de façon très épurée. Le spectateur est en tête à tête avec lui. Pour ainsi dire, il prend en pleine face ce récit critique et lucide que François Crémieux fait de son expérience en Bosnie. Régulièrement, le flot de paroles de l’ancien militaire est ponctué de mots, ou expressions, extrait de son propos et projeté au spectateur. Ces mots scandent la narration. Ils affluent de la mémoire du jeune homme et bornent l’espace filmique. Chris Marker donne la parole à François Crémieux. Sa voix à lui s’absente, pas de commentaire, pas de voix-off. Les vagues de mémoire et d’analyse que le militaire fait de la situation sont structurés par ces écrans noirs sur lesquels les lettres sont inscrites en blanc : « désobéissance », « chiens », « guerre », « politique », etc. Casque bleu, le titre est au singulier, comme l’homme sur l’image : seul face à Chris Marker, seul face à son histoire, seule face à sa mémoire. Les choix plastiques que fait l’auteur ont cette délicatesse de faire apparaître l’homme singulier, à l’intelligence foudroyante et au recul pétri de déception sur sa mission. Le cadrage, le montage, l’organisation des séquences, les plans sont minutieusement articulés entre eux pour élaborer du sens, faire émerger et éclater sur l’écran la force poignante et réfléchie de ce témoignage. C’est un récit.
Mais, faut-il enfin l’accepter comme tel. Image et langage sont du même ordre : ils sont des systèmes qui s’élaborent de façon plus ou moins abouties, des modes différents qui se superposent et s’intriquent et au sein desquels l’implicite et l’intertextuel soulèvent du sens. « Le montage n’est ni plus ni moins « manipulation » que la construction de phrases (même si l’image porte plus au trompe l’œil qu’un énoncé). Chaque langage, chacun de nos arts est un artefact, une manière de faire, dire, représenter notre rapport au monde pour le meilleur et pour le pire. » Dans cette recherche effrénée d’un réel absolu que semble stigmatiser l’abondance de la forme documentaire, l’hyperréalité se révèle être une hyperfiction.

Edward Hopper et la chambre Baudelairienne

Par laurence Gossart

« Le grand art est l’expression de la vie intérieure de l’artiste, qui elle découle de sa vision personnelle du monde…la vie intérieure d’un être humain est à la fois un domaine vaste et varié. » Edward Hopper
Des couples….ensemble, posés là, en attente, séparés. Hommes et femmes en suspens que l’architecture rassemble. Au calme. Aucune agitation apparente, des méditations fluides. Entre fenêtres et lits, cadres et portes, les corps sont inscrits dans une construction de relations qui conduisent notre regard de l’intérieur à l’extérieur de la pièce, de l’être à son habitat, d’éléments forgés en représentation humaines à des pans d’abstraction lumineuse. Chaque tableau est une pensée sur le monde des hommes, leurs relations, l’absence de relation, l’oubli de la relation.
Toute vie étrangère aux couples est évincée. Un temps suspendu comme celui des peintures hollandaises du XVIIème siècle. Pas d’autre personnage, pas de mouvement, et comme La Beauté de Baudelaire, Hopper semble haïr « le mouvement qui déplace les lignes ». Aucune ligne ici n’est déplacée. Chacune, au contraire, est minutieusement posée. Un temps arrêté, une mélancolie douce, un rayonnement lumineux.
Les couples sont esseulés, de leur chambre ils regardent l’horizon, ils regardent la lumière ou peut-être le vide. Un étirement du temps, une épuration des lignes et des sentiments, une élucidation des surfaces qui s’habillent de lumière. Entre romantisme et mélancolie, au cœur de ces alcôves l’idéal prend des accents de pessimisme.

« Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l’atmosphère stagnante est légèrement teintée de bleue.
L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une éclipse (…)
Ici, tout a la suffisante clarté et la délicatesse de l’obscurité de l’harmonie.
Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très légère humidité, nage dans cette atmosphère, où l’esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre chaude (…)
A quel démon bienveillant dois-je être ainsi entouré de mystère, de silence et de paix et de parfum ? O béatitude ! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant connaissance et que je savoure de minute, seconde par seconde !
Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes ! Le temps a disparu ; c’est l’Eternité qui règne, une éternité de délices ! »
La Chambre Double, extrait, Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris

Comment décrire les chambres qui abritent les couples d’Edward Hopper si ce n’est grâce aux mots de Baudelaire. Ses mots décrivent si bien l’atmosphère qui en émane. Les chambres prennent corps et s’illuminent d’humanité. Les couples les habitent chacun dans sa méditation, ensemble mais séparément. Séparément mais ensemble, une même chambre un même espace. Mais pour autant, chacun vit-il ce lieu de la même façon ? Tous incarnent ces chambres doublement, parfois dans des vies communes, souvent en des méditations solitaires. Un couple, est-ce deux solitudes qui s’assemblent, deux solitudes qui se rejoignent, deux solitudes qui s’attendent… ?
« C’est sans nulle doute le reflet de ma propre solitude, si je puis dire. Je ne sais pas. Ce pourrait-être toute la condition humaine. » Edward Hopper
Pour pénétrer dans ces chambres, Edward Hopper choisit d’inciser des fenêtres dans les murs afin de faire de ces chambres des « réceptacles pour la lumière ». Ces fenêtres sans châssis, sans vitres, sans cadre nous donnent accès à la vie intérieure des couples. La pudeur nous tient tout de même en retrait. Nous nous sentons à la fois autorisé puis tenus en arrière. Ces tableaux sont des miroirs de nos solitudes. De fait si nous acquérons un statut de voyeur il nous est interdit de participer à cette scène, à peine sommes nous tolérés. Le moindre de nos gestes déplacerait l’équilibre parfait acquit par le temps, dans la lumière tout ensemble pulpeuse et raffinée. Finalement nous nous retirons de peur de n’en avoir déjà trop vu.

mardi 10 novembre 2009

Ola Kolehmainen, Search of Mastery III

Par Laurence Gossart

Le dispositif présenté à la galerie Fiat en 2006 avait été conçu par l’artiste finlandais Ola Kolehmainen spécialement pour ce lieu. L’exposition se composait de cinq photographies de grand format qui représentent des façades d’immeubles contemporains dans lesquelles se reflètent le ciel et les bâtiments qui leur font face. Par le jeu multiple des cadres, Ola Kolehmainen tentait de «faire ressentir au spectateur sa] propre expérience cathartique de l’espace». Le cadre qui circonscrit un espace, une scène, une action, est aussi celui des photographies dont chacune renferme une multitude d’espaces délimités par des fenêtres. Sorte de percées lumineuses dans ces lieux quasi aveugles, les fenêtres n’ouvrent pas sur des espaces perspectivistes dotés d’un point de fuite ou d’une ligne d’horizon. Il s’agit de photographies de bâtiments dont les façades de verre reflètent d’autres architectures et qui se présentent frontalement dans toute leur monumentalité. La mise en abîme créée par cette multiplicité de fenêtres permet de passer progressivement de l’une à l’autre, jusqu à des univers à la fois clos et très ouverts: des ciels dont la diversité de bleus ordonne et compose l’espace. Search for Mastery III, qui semble renvoyer à la Vue de Delft de Vermeer, témoigne d’une recherche analogue de saisie de la lumière et d’expression des sensations colorées. Telles d’immenses miroirs déformants, les façades vitrées offrent de nouvelles possibilités de perception de la réalité et ancrent l’œuvre dans la continuité de l’histoire de l’art. De fenêtre en fenêtre, de carré en carré, les volumes des architectures sont suggérés et fragmentés à la fois, fixés dans un temps et animés de reflets changeants. Par ces différents jeux de lumières, de cadres et de miroirs, Ola Kolehmainen transforme les espaces tridimentionnels en plans et la réalité en jeux de couleurs et de lignes abstraits qui ne sont pas sans évoquer Mondrian. Les miroitements sont aussi renforcés par la présentation des images : montées sous une surface de plexiglas très brillante elles se reflètent aussi entre elles, inscrivant ainsi le spectateur au cœur du dispositif. Par l’entrecroisement des façades, de l’espace réel et des images, l’artiste démultiplie notre appréhension de la ville. En agrandissant des fragments jusqu à la démesure il crée une poésie, une sorte de voyage entre l’intérieur et l’extérieur des bâtiments. Reflet de la modernité et un signe vers l’histoire de l’art, l’installation est ouverte à la dimension onirique et sensible de l’homme.
L.G.

Léonard de Vinci, La Joconde

Par Laurence Gossart

Un portrait. Un portrait de femme le regard franc et tendre, voire complice. Une femme comme une icône qui se donne à voir dans une lumière ténue qui modèle son visage et ses mains. L’encolure de la robe laisse entrevoir une carnation délicate. De la chair de peinture déposée en glacis et transmuée en peau fine. Les tons carnés des joues ont été recouverts au fil du temps par les vernis des restaurations successives qui limitent notre accès à la pulsation lumineuse que dégage ce portrait. Néanmoins le rayonnement reste palpable. Il trace des sillons d’intelligence dans l’étoffe de la robe noire de la Joconde comme dans le paysage qui se trouve dans son dos. Le lustre du corps ciré diffuse la clarté et brode de lumière dorée le décolleté et le voile qu’elle porte sur l’épaule.
Raffinée. Cette femme est raffinée. Retenue et pudique, la sobriété de l’attitude de trois quart face n’enlève rien à la complexité induite par l’expression du visage. Son corps est au tiers plongé dans l’ombre, il s’ancre dans la pesanteur mais la lumière venue du haut à gauche du tableau suggère les cheminements à poursuivre. Les accents lumineux mettent en évidence les différentes matières en présence dans la pénombre. La luminosité des mains semble irradier les étoffes des manches et communiquer leur mouvement. Comme si les mains et les tissus étaient faits d’une même substance. L’orientation des plis redouble l’orientation des doigts. Le voile qui longe la poitrine et souligne l’épaule droite conduit le regard vers les ocres du premier plan du paysage. Matière de feu, de rouge, de carmin, la chair semble le dénominateur commun entre le corps de la jeune femme et le paysage du second plan. De la terre, des roches, des chemins et des pierres pour construire des ponts. Mais tous ces chemins encaissés dans les vallées – comme les ombres creusées dans les plis des étoffes – conduisent vers un lac et ainsi abandonnent les coloris chauds pour préférer les nuances bleutées.
Le visage de la Joconde s’inscrit dans la partie supérieure du paysage. La transparence du voile que la jeune femme porte sur la tête permet la transition et le passage entre les deux espaces, celui du corps et celui du paysage. Le regard, ce regard si doux et apaisé contient en sa limpidité toute la profondeur suggérée par la ligne d’horizon. Au tumulte de la passion terrestre et charnelle se substitue l’élévation graduelle et progressive de l’être idéalisé. Les accidents se font plus rares. Partant de la densité compacte du bas du tableau, le peintre nous amène à un développement de l’espace profond grâce à un effet de perspective atmosphérique. Les masses laissent peu à peu place à une respiration aérienne, au souffle.

Laurence Gossart, le 10 janvier 2009

lundi 9 novembre 2009

Idéogramme - Vidéogramme, Lily Tournay

Par Laurence Gossart.

Lily Tournay est auteure et vidéaste plasticienne, ancienne élève de Dominique Belloir (ensba), réalisatrice vidéo. Formée par le maître de calligraphie chinoise Ung No Lee pendant 3 ans, Lily Tournay décida de réaliser Idéogramme-Vidéogramme.

Extrait

Voici une vidéo - un joli petit film - élaboré par Lily Tournay pour être regardé vu du dessus, en plongée. C’est en fait projeté à même le sol que ce court métrage prend tout son sens. Le cadre, explique l’auteure, est une sorte de métaphore de l’encrier asiatique. C’est le lieu où se lient les éléments entre eux, où l’alchimie des matériaux se créer pour élaborer des gestes, des signes, des images, des mots. Rythmée par le son de la contrebasse d’Arnaud Béruel, le cœur palpite de la sensualité des mouvements de la danseuse, Pascale Fagola formée par le chorégraphe japonais Min Tanaka. Son corps, pris dans le cadre imposé de la caméra, dessine des calligrammes. Corps pinceau, corps âme, les pulsations de ses gestes croisent les mots prononcés par SuChen Lee en chinois et en français : une épigramme de Lily Tournay. Les mots sont susurrés avec sensualité et douceur, mais surtout avec une profondeur qui glisse de cadre en cadre, de signe en signe, mais aussi de la main à l’épaule puis au cou de la danseuse : « vent », « main », « geste de la main », « crayon », « pinceau », « spirale », « courbe »… C’est alors que le corps de la danseuse inscrit du signe – voire même devient signe - et acquiert ainsi une puissance symbolique.
Lily Tournay offre une traversée des écrans, ceux du langage comme ceux du symbole, mais aussi, une traversée des écrans d’images qui se dressent face à l’être. La danseuse apparaît derrière les voiles et écrans de papier qu’elle déchire comme Murakami qui, en 1956, traversait l’or des huit écrans de papier dans un geste radical d’éclosion. Une déchirure radicale, en effet, par rapport au passé et à la culture ancestrale, déchirure qui engage une nouvelle existence, une renaissance. La distance et la proximité, le cadre et le hors cadre se jouxtent et jouent dans tous les sens sans jamais cloisonner l’être qui respire dans ces vidéogrammes-idéogrammes. Le temps s’y étire dans un ralenti qui prend le spectateur dans une langueur primitive.
La caméra de Lily Tournay dissèque – « cut » à l’image comme au montage – les arts sacrés que sont la danse buto et la calligraphie, pour les réassortir dans son bol à encre : la caméra. Comme le peintre qui tient son pinceau bien à la verticale au dessus de son encrier, l’auteure créer un axe de rotation à partir duquel le noir et blanc des images emmène chaque cadrage dans une danse où le centre et la périphérie du cadre sont constamment interrogés par la grâce des mouvements. Mouvement du pinceau, mouvement de la danseuse, mouvement de la vidéaste, les idéogrammes aux courbes sinueuses et circulaires s’inscrivent dans les cadres. Entre le cercle et le carré, le corps de la danseuse, le corps du peintre et le corps de Lily Tournay, sont pris dans un dispositif de contraintes libératoires : celles de la création. L’entrecroisement des images ne laisse aucune place à des effets de fondu-enchaîné. Aucun enchaînement… des juxtapositions. C’est la précision de la coupe au montage qui ravive la justesse de chacun de ces gestes artistiques afin de créer une unité poétique dans la lumière raffinée de ces images finement élaborées.
L.G.


Fiche technique :
 Danseuse : Pascale Fagola
 Chorégraphie : Lily Tournay – Pascale Fagola
 Images sonores : Arnaud Beruel - Lily Tournay
 Chef opérateur : Lily Tournay et Stéphane Balazuc
 Voix : Su Shen Lee
 Epigramme écrit : Lily Tournay

Feu Vert, 1955, Saul Leiter

Par Laurence Gossart.

Pâle lueur colorée dans ce noir et blanc grisé de l'hiver New-yorkais. Une image presque opaque percée par un oeil vert. Pourquoi le choix du signal vert ? Saul Leiter aurait pu choisir le rouge ? Rouge des baraques de cireurs, rouge des parapluies, rouges des voitures de Harlem, rouge des feux. Bien d'autres rouges encore dans les photographies de ce peintre. Mais là, non, un vert tendre et pâle, un vert d'eau ou d'amande subtil, très délicat. Il est comme le calice d'une fleur annonciatrice du Printemps, une forme de Perce-Neige. Le voyant d'un feu de circulation qui dessine presque un oeil, l'iris et la pupille. Un oeil qui autorise le passage, la circulation des véhicules. Une ellipse, une éclipse, un éclat de fraîcheur dans cette atmosphère lourde d'une neige qui recouvre tout.
Saul Leiter érige ce feu clignotant comme s'il s'agissait d'un être. Il traverse l'image de toute sa hauteur. Il la dépasse même puisque le cadrage tronque les extrémités. Fêlures fragiles de cet objet qui devient presque un être humain sous le regard du photographe, allure gracile de cet objet qui prend corps. Une forme de Cyclope contemporain que la modernité a vidé de sa chair, mais à qui il reste le regard foudroyant de clarté.
Dans le demi-jour, la verticalité de l'objet s'affirme. De cette ambiguïté toute anthropomorphique, l'humanité surgit dans les clignotements de ce mobilier urbain. Et cela lui confère beauté et majesté. Par son cadrage, Saul Leiter isole le feu de circulation. Il le place de telle façon qu'il devient le sujet. Il est extrait de son statut fonctionnel et acquiert une consistance existentielle.
Une citation de Jean Genet extraite de L’Atelier d’Alberto Giacometti nous revient ici en mémoire : « Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. […] L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.»
Nous y reconnaissons peut-être une solitude tout autant éclairée qu'éclairante. Une solitude mise en lumière et érigée en totem, le temps d'une photographie. Une solitude de l'objet qui nous renvoie à notre isolement d'homme esseulé, à nos propres blessures secrètes, à nos temps d'hiver.
L.G.