A propos du livre de François Niney,
Le documentaire et ses faux-semblants,
Paris, Klincksieck, 2009.
Par Laurence Gossart
Au travers de cet essai, François Niney remet sur l’ouvrage la question de la vérité et particulièrement celle de l’image dans le champ du documentaire : « y en a-t-il ou pas ? Que vaut l’évidence d’une prise de vues ? Le sens d’un montage ? Le « constat » d’un speaker ? » Cet essai prend en charge des termes aussi variés que ceux de « réalité », « réel », « fiction », « vérité », « vrai », « rêve », « fait », « objectif ». La complexité de leur emploi, et parfois leur abus, tend à créer des catégories et des définitions relatives au documentaire qui semble faire de lui un film sans auteur, sans scénario, sans scène. Il serait alors un simple prélèvement de la surface visible des choses qui en incarnerait le réel et pourrait ainsi être le détenteur d’une vérité, d’un savoir, voire, d’une doctrine à propager. Une forme de prétention à la vérité que suggère l’étymologie du mot documentaire docere - faire apprendre -, et dont dérivent les termes docte, docile, docteur, ou encore, doctrine.
François Niney revient en fait, tout au long de cet essai, sur un certain nombre de thématiques et de questions qu’il problématise et élucide au travers des 50 questions. Il définit, par exemple, sept degrés de gradation de relations entre fiction et réalité allant du prélèvement non organisé, non déterminé d’une situation, à la mise en scène jouer par des comédiens de cette même situation . Puis, au sein même de ce que l’on qualifie de documentaire, il distingue et analyse six grands types : l’instantané, l’interférence, la pose, le joué autochtone, la reconstitution et le remontage. Par cette analyse il met en évidence une poétique du documentaire en développant différents modes de réalisations qui témoignent de différentes intentions du réalisateur. Les liens triangulaires entre la mise en scène profilmique, le cadrage et le montage sont noués différemment suivant les volontés démonstratives.
Le documentaire est un genre souvent considéré comme mineur. Du docu-fiction sur les Tudor et le règne d’Henri VIII, à l’entretien de François Crémieux avec Chris Marker, Casque bleu , le terme de documentaire recouvre des facettes aussi variées que sont les questions qui surgissent face au développement récent de ce type de productions. Le principe de la collection 50 questions scande le texte de François Niney en parties qui interrogent des pans particuliers du documentaire filmé, questions que tout un chacun est conduit à se poser dès lors que la forme documentaire tend à s’étoffer. François Niney fait le constat des nombreux termes qui dérivent de l’idée de documentaire - le docu-fiction, le paradocumentaire, les feuilletons dits documentaires, les non-fictions films, voire, les reality shows - et interroge ces différents termes et les acceptions qu’ils recouvrent. Aussi, la question de la vérité est-elle posée par le genre lui-même. « Faut-il renoncer à trouver dans le langage cinématographique même, des tropes, des figures de style qui seraient exclusivement documentaires (et donc, garantiraient que ce qui est montré est réel) ? Oui […]. » Face à ce constat et, de fait, à un renoncement assumé, François Niney analyse les différents types de documentaires en terme de productions filmiques, et met en évidence les multiples temps d’élaboration d’un film de l’intention à la réalisation et la projection. La part du point de vue, du montage et remontage, de l’analyse et du commentaire, est mise en évidence pour montrer chaque fois les choix des différents réalisateurs. Qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, les outils et moments de fabrication sont les mêmes, bien que les modalités diffèrent.
L’exemple du film Sans soleil de Chris Marker permet justement, à contrario, de se débarrasser de cette encombrante image erronée du documentaire pour laisser affluer des pans de mémoire reconstituée et différente pour chacun, des images mentales forgées à partir des lettres, intonation de voix, images photographiques, etc. L’auteur met en évidence le processus par lequel la fiction d’un réel brouille la clarté d’une prétendue-vérité et permet de laisser advenir la vérité des différentes perceptions d’un évènement pétri de temps : « le temps présent des regards échangés avec la caméra, le temps cyclique des saisons, le temps passé (et à revenir) des révolutions, le temps récurrent des légendes, et le futur antérieur de la disparition et de la Zone…le tout repris dans le temps flottant du récit, dans la spirale du montage. » La question du temps, de sa perception et de son interprétation, voire, de ses collisions, reviens de façon récurrente dans cet essai. Temps de l’élaboration, temps de la fiction, temps de la perception sont interrogés tour à tour pour s’enrichir.
« Assister à une projection, c’est voir le monde en son absence. » C’est vivre l’expérience d’une coprésence de temps qui jouent de l’ellipse, de la dilatation, de la combinaison de temps parallèles et flottants, mais aussi d’échelles, de durées, de rythmes mais aussi de sonorité. Cette expérience permet au temps de la diégèse du film (qu’il soit fiction ou document) de rencontrer, et par la même, de modifier le temps de la diffusion de celui-ci, le temps de la perception. Articulant ainsi différents cadres (ce que François Niney nomme les modalisations de l’énonciation ), l’auteur de film documentaire se projette dans la perception et non dans la seule réalisation. Car le spectateur est amené, consciemment ou non, à juger le mode sur lequel lui est montré la réalité, et le mode sur lequel se joue cette réalité. « Un trompe-l’œil est fait pour tromper puis détromper (sinon c’est une simple illusion ou un faux), il joue de ce retournement pour faire réfléchir justement sur les façons dont nous pouvons nous (laisser) abuser.» C’est dans cet écart que se tient le plausible qui permet de faire exister le documentaire comme source de vérité.
Dans Casque Bleu, Chris Marker donne la parole à un ancien volontaire de la guerre en Bosnie, François Crémieux. Le documentaire s’ouvre sur le visage filmé plein cadre de cet homme. L’éclairage naturel vient de la droite et illumine son visage de façon très épurée. Le spectateur est en tête à tête avec lui. Pour ainsi dire, il prend en pleine face ce récit critique et lucide que François Crémieux fait de son expérience en Bosnie. Régulièrement, le flot de paroles de l’ancien militaire est ponctué de mots, ou expressions, extrait de son propos et projeté au spectateur. Ces mots scandent la narration. Ils affluent de la mémoire du jeune homme et bornent l’espace filmique. Chris Marker donne la parole à François Crémieux. Sa voix à lui s’absente, pas de commentaire, pas de voix-off. Les vagues de mémoire et d’analyse que le militaire fait de la situation sont structurés par ces écrans noirs sur lesquels les lettres sont inscrites en blanc : « désobéissance », « chiens », « guerre », « politique », etc. Casque bleu, le titre est au singulier, comme l’homme sur l’image : seul face à Chris Marker, seul face à son histoire, seule face à sa mémoire. Les choix plastiques que fait l’auteur ont cette délicatesse de faire apparaître l’homme singulier, à l’intelligence foudroyante et au recul pétri de déception sur sa mission. Le cadrage, le montage, l’organisation des séquences, les plans sont minutieusement articulés entre eux pour élaborer du sens, faire émerger et éclater sur l’écran la force poignante et réfléchie de ce témoignage. C’est un récit.
Mais, faut-il enfin l’accepter comme tel. Image et langage sont du même ordre : ils sont des systèmes qui s’élaborent de façon plus ou moins abouties, des modes différents qui se superposent et s’intriquent et au sein desquels l’implicite et l’intertextuel soulèvent du sens. « Le montage n’est ni plus ni moins « manipulation » que la construction de phrases (même si l’image porte plus au trompe l’œil qu’un énoncé). Chaque langage, chacun de nos arts est un artefact, une manière de faire, dire, représenter notre rapport au monde pour le meilleur et pour le pire. » Dans cette recherche effrénée d’un réel absolu que semble stigmatiser l’abondance de la forme documentaire, l’hyperréalité se révèle être une hyperfiction.
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