vendredi 13 novembre 2009

Gustave Le Gray, Le devenir formes des Marines

Par Laurence Gossart

Dans la séries de Marines effectuée entre 1856 et 1854, le photographe Gustave Le Gray, pionnier et précurseur de la photographie, invente des images. Loin de se laisser haper par l'apparente valeur de vérité, le photographe élabore des images extrèment soignées, il multiplie les images photographiques comme les paysages se multiplient en lui. Les émotions créent chaque fois de nouveaux flots de possibles en latence. L’image photographique est le vecteur de cette mue. Elle transmue le regard en image, l’imaginaire en représentations.
Mer Méditerranée – Cette présente de grandes similitudes avec une autre image, Ciel chargé – Mer Méditerranée. Quasiment identique, on pourrait suggérer qu’il s’agit de photographies du même lieu, à des moments différents. En fait, il semble qu’il s’agisse de montages photographiques à partir de deux négatifs au collodion sur verre. Néanmoins, la question essentielle, que le rapprochement de ses images pose, est celle de la dissemblance dans la ressemblance. Quel est l’intérêt de présenter deux images si proches ?
Mer Méditerranée - Cette, présente une vue de la mer qui paraît avoir lieu au coucher du soleil. Les rayons bas dans le ciel frôlent de façon tangente la surface de la mer. Néanmoins, la lumière qui vient du ciel ne suggère pas un soleil bas, au couchant, mais plus un moment de fin d’après-midi. Dans cette vue, plus aucune présence humaine si ce n’est celle du photographe. Gustave Le Gray laisse son regard s’imprégner uniquement par les émotions esthétiques créées par les phénomènes lumineux. On voit donc la mer, le ciel nuageux et, sur le bord droit de l’image, des galets en bas, puis un bras de terre qui pénètre l’eau. Plus loin, juste placée sur la ligne d’horizon, la montagne d’Agde signale un lointain désirable.
« Tous mes déplacements, dit Maurice Merleau-Ponty, par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible. Tout ce que je vois par principe est à ma portée, au moins à la portée de mon regard, relevé sur la carte du ‘’je peux’’. » Un objet désiré, accessible au moins par le regard, mis en image, et rendu, de fait, encore plus accessible, car saisi, capté, prélevé à la nature et organisé par la photographie. Gustave Le Gray construit la mise à disposition de cette montagne désirée. Sa mise en relief est délicate, car suggérée. L’approche est progressive et permet de fantasmer d’autant l’objet du désir. Le bas de l’image, consacré à la mer et au dessin de la côte, est riche de valeurs mordorées qui oscillent entre un blanc presque pur, à peine voilé de couleur, et un noir teinté de brun digne de Rembrandt. La mer, miroir brouillé du ciel, renvoie de façon déformée, les multiples variations de clarté. Les parties les plus foncées se trouvant à la périphérie de la photographie, la pénétration progressive du regard dans l’espace de cette dernière n’est aucunement troublée par un quelconque obstacle. Rien n’obstrue la vue et la montagne devient un espace de projection plus ou moins accessible puisqu’à la portée du regard. Elle semble même, si étonnant que cela puisse paraître, derrière la ligne d’horizon très sombre. L’effet d’optique, dû certainement au montage de deux négatifs, tend à placer la montagne dans l’espace consacré au ciel. Si métaphoriquement la montagne est le lieu de l’élévation vers la spiritualité, ici elle est concrètement placée à la lisière inférieure des cieux. Les nuages, posés dans l’atmosphère, paraissent ouvrir un champ lumineux au dessus de son sommet, contribuant ainsi à lui conférer une majesté imposante.
Les mêmes enjeux sont-ils à l’œuvre dans Ciel chargé - Mer Méditerranée ? La partie correspondant à la mer est la même que dans l’image précédente. Le cadrage un peu plus resserré évince les galets. La mer a pris une tonalité brune, presque noire qui lui donne une densité dramatique. On ne sait ce que cette noirceur recouvre, on ne sait ce que les profondeurs cachent. Les quelques rayons qui irisent la surface sur la droite de l’image accroissent ce sentiment de grondement intérieur. Ils manifestent un mouvement sourd. Pourtant à y regarder de plus près, la mer est calme. La dramaturgie est créée par les effets de clair-obscur que Gustave Le Gray obtient au moment du tirage. Il condense tout à la fois du sens et de la matière. La mer est presque devenue de pierre. Ce premier plan noir projette notre regard directement au niveau de la ligne d’horizon. Là, à nouveau se dessine le profil de la montagne d’Adge. Le tumulte des nuages qui s’accumulent dans le ciel gronde. La montagne est elle aussi plus noire, plus dense. Sa présence plus marquée que dans Mer Méditerranée – Cette lui confère une autre force, du moins, une autre manière de rendre ces forces visibles. Toute petite proportionnellement au reste de l’image, elle acquiert une force monumentale.
La technique des « ciels rapportés », que l’on a pu qualifier de supercherie, est bien plus un processus qu’un procédé (le procédé relevant des moyens techniques employés, le processus qualifiant quant à lui la démarche de l’artiste) car elle permet de répondre à une représentation qui navigue entre réalité extérieure et réalité perceptuelle.
Les images se posent sur cette limite et se révèlent être une métonymie du principe sur lequel elles reposent et qu’elles figurent : la limite de la ligne d’horizon, limite pour le moins abstraite et conceptuelle. On comprendra plus loin, dans la troisième partie, que ce déplacement du procédé au processus induit une tout autre signification. Le paysage pour Raffaele Milani est « plus que la somme des parties, des fragments singuliers de notre regard dispersé suivant le temps de la sensibilité, il est plus que l’attraction des processus psychiques : il est l’âme d’une concaténation infinie et magique des formes. »
Les Marines semblent se situer dans ce registre de mouvement de l’évolution de formes. Gustave Le Gray ne fige pas en image, mais induit une dynamique de création et d’agglomération de formes qu’il prélève et saisit grâce au dispositif photographique (dispositif entendu dans sa complétude c'est-à-dire de la prise de vue au tirage finalisé). Cette dynamique se dissout immédiatement pour se rétablir, renouvelée, enrichie afin de produire une autre image. Il tente de saisir quelque chose d’impalpable, comme une fragrance, quelque chose d’insaisissable. Si en effet la fragrance est un terme spécifique de l’odorat, on perçoit que Le Gray tente de déceler l’air qui agite les éléments. Le processus dynamique est celui de la pensée en mouvement, pensée qui ne s’éparpille pas, mais qui poursuit une idée. D’une image à l’autre, Gustave Le Gray recadre, cache, atténue des parties, crée des masques pour permettre de faire ressortir certaines parties par rapport à d’autres. La force de ce processus de pensée réside dans sa faculté d’approfondissement. À la fois magique et infini, il permet d’apporter chaque fois une autre image qui s’inscrira dans l’ensemble sans disloquer celui-ci, mais au contraire, en lui portant une valeur ajoutée. Chaque image met en abîme cette pratique, à la fois procédé et processus et offre un paysage et un horizon chaque fois renouvelés. Henri Focillon éclaire quelque peu cette dynamique : « La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence, et ce que nous appelons la vie naturelle s’évalue comme un rapport nécessaire entre les formes sans lesquels elle ne serait pas. De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres et constituent un ordre, une métaphore de l’univers. »
Ainsi, Focillon instaure la forme, la mise en forme, puisqu’il s’agit de la vie – donc de temps, de mouvement et d’évolution – comme modèle commun à l’art et à la nature. Les Marines de Gustave Le Gray, bien qu’antérieures de quatre-vingt-dix ans au texte cité, semblent imprégnées d’un tel modèle. Elles sont des images imageantes, au même titre que la nature est naturante, emplies d’une force de création qui conduit à des formes. Il y a bien des relations de tension entre les éléments, entre ciel et mer, mais aussi entre les différentes images qui constituent la série. Ces relations de tensions, de composition, d’exploitation des images sont aussi instaurées par les choix effectués par Gustave Le Gray, par les déplacements, accentuations, agencements et formulations qu’il met en œuvre dans leur élaboration. Cette pratique il la théorise en se référant à des grands peintres comme Titien. Il s’agit de la théorie des sacrifices qui tend à niveler certains détails pour faire ressortir des masses et ainsi conduire le regard afin que celui-ci ne soit pas dispersé dans l’espace de l’image. Dégager le superflu pour aller à l’essentiel tout en respectant le sentiment de nature.
Alors qu’en est-il des images de Gustave Le Gray ? À une période où le discours sous-jacent et inconscient est celui de la valeur d’indice - au sens où C.S. Pierce le théorisa plusieurs décennies après -, qu’elle est la valeur de Marines composées de fragments d’images, de superposition de deux images ? Cette série de photographies de Gustave Le Gray témoigne justement de l’ambigüité du statut de l’image photographique dans les années 1850-1870 : entre art et industrie. L’arrivée de la photographie déplace les modalités de représentation et l’effet de réel qui caractérise cette nouvelle image trompe. La supercherie se situerait plus dans ce caractère d’effet de réel que dans des manipulations - tel le montage de négatifs - qui revendiquent clairement le caractère d’image de la photographie. La floraison de praticiens daguerréotypistes tend à noyer dans la masse des pratiques telles celle de Gustave Le Gray qui travaille pourtant au développement du nouveau médium. Cette reconnaissance du médium est l’objet de nombreux débats. Un débat qui anime les colonnes du Bulletin de la SFP - dont Gustave Le Gray est un des membres fondateurs - entre Paul Périer Eugène Durieu sur la question de la retouche et des manipulations d’images photographiques .
Le Gray laisse la magie des chimies le guider dans ses recherches, il laisse s’accomplir dans son laboratoire de nouvelles formes qui ont pour but d’élargir les potentiels de ce nouveau médium.

1 commentaire:

  1. Tu nous emmènes dans un univers très beau où le voyage est la condition de la rêverie! Bises! Steph!

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