jeudi 7 avril 2016

L’invention de la mer en photographie, Les Marines de Gustave Le Gray


Étude de nuage, clair-obscur, BNF


Penser la mer au travers de l’ensemble des Marine de Gustave Le Gray est le chemin que je propose de parcourir ici. La mer, notre sujet, à fait pour le photographe l’objet d’un véritable travail artistique, de recherches plastiques et techniques mais aussi d’une réflexion plus personnelle, une forme de méditation. Entre sublime et abstraction, les images de Gustave Le Gray ouvrent des possibilités infinies et transcendent les questions et problèmes que la toute jeune photographie connait dans les années 1850-60.
 Gustave Le Gray réalise deux voyages en bord de mer. Le premier en 1856 en Normandie, le second en 1857, à Sète au bord de la Méditerranée. Ces deux séries d’images révèlent des aspects différents. Le Gray ne photographie pas la mer Méditerranée de la même façon que l’Océan. Les bouillonnements intérieurs de l’une contrastent avec les étirements dus aux marées de l’autre. La chaleur du bassin méditerranéen donne une matière à la mer et au ciel, une matière dense et compacte bien différente de la fluidité aérienne de l’Océan. Dans les Marines d’Océan, les points de vue sont frontaux quand dans les vues de la mer Méditerranée, il joue des diagonales qu’offrent les vagues et les côtes. Les découpes du rivage participent de la composition alors qu’elles sont plus rarement présentes dans les vues effectuées en Normandie. Plastiquement, il ne traite pas du tout les deux rivages de la même façon, et, de fait, les horizons que les différentes images suggèrent conduisent vers des ouvertures chaque fois autres. A cela s’ajoute le fait que Le Gray a une excellente pratique du tirage photographique. Il invente de nombreux procédés et particulièrement le virage or qui donne, aujourd’hui encore, ces nuances de coloration si précieuse aux images. Il maîtrise le tirage et réalise des montages à partir des différentes plaques négatives qu’il réalise sur le motif. Lors des prises de vue, il mettra l’accent particulièrement sur le ciel, ou, à l’inverse, sur la mer, sachant qu’il assemblera différentes plaques au moment du tirage. Il divise dans un premier temps pour recréer ultérieurement une unité, voire, des unités. Il créer des images à partir de greffes d’images pour recréer des corps, des corpus d’images renouvelés.
Ces deux séries sont toutes deux le fruit d’une démarche personnelle, mais l’on ne sait si Gustave Le Gray reçoit l’appui financier d’un de ses commanditaires. Les Marines de Gustave Le Gray rendent visibles des émotions, des perceptions, mais aussi des réflexions. Le « regard d’or de la photographie » comme le nomme Sylvie Aubenas, créer du visible avec de l’invisible : « Le regard, dit Jean-Luc Marion, insuffle l’invisible au visible, non certes pour le rendre moins visible, mais au contraire, pour le rendre plus visible : au lieu d’éprouver des impressions chaotiquement informes, nous y voyons la visibilité même des choses.[1] »
Du calme à la tempête, ou l’inverse, en tout cas, un état des éléments à un moment donné. Moment qui n’est certes pas celui de l’instant, mais moment de la perception de Gustave Le Gray. Car dans ces montages d’images apparaissent les nuances d’une âme qui sont l’aurore d’un nouveau champ imageant : l’abstraction. Les images sont des métaphores. Ce sont des doubles degrés d’images. Paysages de l’âme aux fragrances romantiques, paysages composés grâce aux éléments eux-mêmes, Les Marines sont des lieux d’une rêverie que le travail de tirage et de virage effectué en laboratoire, dans un temps ultérieur, accroît, enchante et illumine. Gustave Le Gray multiplie les images photographiques comme les paysages se multiplient en lui. Les émotions créent chaque fois de nouveaux flots de possibles en latence. L’image photographique est le vecteur de cette mue. Elle transmue le regard en image, l’imaginaire en représentations. Cet aspect de l’œuvre est souvent mis à l’écart: les images sont composées et sont en effet des « microcosmes » dans lesquels semblent se révéler des espérances bien humaines. Des peintures de l’âme, des paysages intérieurs, des images mentales.
 En regardant les Marines de près apparaît le travail d’élaboration des images, leur construction, les retouches, les « floutages », tous les procédés qui permettent d’attirer le regard, de le happer, de le guider. Gustave Le Gray possède une grande culture artistique. Sa connaissance de maîtres anciens est perceptible dans ces images. Il est peintre de formation. Si l’on peut déceler un goût profond pour le Romantisme et lire une poésie immanente dans les Marines, on reconnaît aussi un regard qui s’est forgé au contact des grands peintres de la culture occidentale. Par exemple la force éloquente et peu réalistes des ciels de cette série d’images, peut évoquer certains ciels de Nicolas Poussin, Claude Gellée, ou, plus contemporains encore, les Études de ciel de Delacroix et de Constable.
Les différentes descriptions d’images ici proposées s’appliquent à trouver la fable intrinsèque de chacune d’entre elles. Entre fable, affabulation, rêverie, illusion, les Marines de Gustave Le Gray concentrent du sens, développent des sens. Des sens, des sensations, des sentiments. Car il y a bien quelque chose de l’ordre du sentiment humain qui est évoqué dans ces images. « Le paysage est une forme spirituelle qui fonde  vision et créativité ; parce que chaque regard crée un « paysage idéal » en nous. [2]». Il y a un désir de 'faire image' à partir des émotions esthétiques qui tendent au Sublime. On assiste à une traduction extrêmement fine de la multitude de mouvements de la mer et du ciel. La surface de la mer est caressée par le ciel. Caresse du vent à sa surface, effleurement de cette peau aux frêles iridescentes, affleurement du souffle sur cet épiderme marin. Les images sont comme des prélèvements, des gouttes en suspension dans cet interstice entre ces cieux mystérieux, ces eaux ténébreuses.
Prenons exemple sur la photographie Étude de nuage, clair-obscur. La mer, bitume en fusion, devient un aplat de matière où seuls quelques reflets signalent une vie potentielle. L’essentiel de la photographie concerne le ciel et les masses nuageuses. Photographiées en contre-jour, elles semblent immenses et menaçantes, mais au loin, sur la droite, la lumière du soleil irradie de toute sa splendeur et transperce l’amas. Mais les ombres grises survolent sans un bruit le large marin. On pourrait croire qu’elles sont formées de la même matière que la mer, comme si le noir de bitume s’était transformé en noir de jais, suffisamment agile pour transformer la matière de cauchemar en matériaux de rêve. Le lieu n’a plus d’importance. La matière prend forme différemment, elle se transmue, elle se sublime, elle se redéfinit. Les nuées du centre à l’évanescence délicate jouent de leur translucidité et de leurs volutes doucereuses. Si le vignettage explique en partie les pourtours assombris de l’image, il apparaît que Gustave Le Gray les a conservés, mais surtout les a augmentés de façon à en accroître l’effet de présence. Ce halo sombre absorbe le regard, laissant la périphérie dans l’ombre. Au centre, l’œil est piégé par le chatoiement délicieux des plus petits nuages qui ponctuent l’espace, organisent des va-et-vient dans l’image. De nuances infimes à des contrastes violents, la lumière joue de tous ces modelés possibles. Sautillant de cumulus en cumulus, elle fait oublier le motif pour devenir l’objet de la recherche. L’abstraction est en marche.
Les images qu’il présente ne sont jamais livrées à l’état brut. Il en extrait le suc, la substance grâce à un travail très soigné des chimies qui ne trouve jamais d’aboutissement définitif. Gustave Le Gray pose ainsi son horizon intellectuel : l’inachevé, l’inachèvement, l’inachevable. Le processus même de l’infini – à la fois comme quelque chose de non fini et comme objet de la représentation - est inscrit dans la démarche et procède de la poétique sous-jacente à l’œuvre dans les Marines. La conscience que le photographe a du phénomène et du processus photographique qu’il met en œuvre lui permet de jouer de la mise en abîme du sens, de la forme et du procédé. Une articulation apparaît entre ces trois paramètres ; chaque image photographique devient de fait le lieu d’un tissage de probabilités.
Gustave Le Gray travaille longuement chacune de ses images, il est peintre. Un problème de terminologie et ainsi de définition se pose à nous. Devons-nous employer le terme de photographie ou d’image ? Ou encore d’image photographique ? Le registre de l’image nous semble plus adapté, car plus générique et de fait plus souple. Il permet, d’aventure, des manipulations – tant sur le plan sémantique que sur le plan plastique que le régime photographique stricto sensu n’autoriserait pas. Ce sont des peintures photographiques du ciel et de la mer, des paysages dans chacun desquels il soupèse la lumière, enrichit la matière et décline la loi des tiers. Le principe même du montage des négatifs, de leurs assemblages, crée du possible là où un négatif unique fige les probables. Il y a bien quelque chose d’ambigu dans les Marines de Le Gray. Comme si elles étaient toujours des images latentes, des images à l’état latent dont aucun fixatif ne peut faire cesser le mouvement. Elles témoignent d’une faculté de dépasser la réalité grâce aux découpages, agencements, réagencements. Double degré de ces images mises en abîme qui jouent de leur ‘réalisme’ mais aussi de leur réalité d’image. Les Marines de Gustave Le Gray sont à la fois des images ‘imageantes’ et des images ‘imagées’( : « L’imagination, dit Gaston Bachelard, n’est pas comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de dépasser des images de la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. […] L’imagination invente plus que des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de visions. Elle verra si elle a des ‘visions’. Elle aura des visions si elle s’éduque avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries.[3] »  )
Gustave Le Gray réussit une véritable transposition photographique d’une thématique picturale, celle de la Marine, grand genre artistique. S’il semble anticiper certaines œuvres de Gustave Courbet, il anticipe surtout l’œuvre des Impressionnistes. En effet, un élément est fondateur, celui du déplacement de « l’atelier » en extérieur, dans la nature. Là encore, son ouverture intellectuelle dépasse de loin le conflit  qui règne sur le statut de la photographie. Est-elle une pratique artistique ou bien une vile servante de l’art ? Cette question  qui hante le milieu des amateurs de photographie au XIXe siècle ne semble pas toucher Gustave Le Gray. Sa profonde modernité se situe dans le fait qu’il perçoit l’image photographique comme véritablement une image, au sens d’une représentation, et ne se laisse pas piéger par la prétendue vérité photographique. C’est pour lui un lieu de transposition, de création. Il déploie un art photographique et l’outil lui permet de traduire sa pensée, ses perceptions. Il est donc véritablement dans une démarche artistique mue par une beauté et un désir de pousser le rendu de la qualité des images encore plus loin. Toujours bien plus loin…
L’ensemble des Marines compose, peut-être, une forme de récit initiatique pour le photographe comme pour ceux qui regardent. Ainsi, elles deviennent fabuleuses en offrant des vues, des spectacles hors du commun, exceptionnels. Cet aspect fabuleux prend son essor dans la technique de montage ainsi que dans le travail de tirage et de virage effectué sur chaque image. Mais ce sont avant tout les motivations intérieures de Gustave Le Gray qui le conduisent à produire ses images hors du commun et qui produisent ce sentiment de fascination.
Une modestie dans laquelle se créer une fable. Il y a un lieu particulier dans ces images où se situe cette fable, lieu où s’articulent les éléments qui en composent les intrigues, lieu où se tirent les ficelles de la fiction : c’est la ligne d’horizon. Les Marines sont composées à partir de cet axe qu’est l’horizon. Cette délimitation traverse les images de part en part et développe du signifiant. L’horizon est l’acteur essentiel. Il est le lieu de la supercherie technique, du montage. Dans cette sobre ligne se jouent toutes les ficelles et manipulations du théâtre de l’existence de Gustave Le Gray. La représentation de l’horizon marque un passage où la question de la finitude se délite dans les doutes, les émotions, les questions.
Ce sont des photographies de ciel et de mer, comme s’il s’agissait pour Gustave Le Gray de reproduire cet instant primordial  « Que la Lumière soit, et la lumière fut ». Instant unique de la séparation des eaux du dessus et des eaux du dessous que personne n’a connu et que l’on ne peut que fantasmer, affabuler. Instant unique de la séparation des éléments, distinction et déchirement qui sont au fondement de notre monde. La distinction, c’est aussi la création d’une limite, d’une ligne d’horizon. C’est la création d’un espace profond. La lumière créée un espace profond dans lequel l’âme s’abîme de tout temps et rêve. Rêves d’avenir ou de passé, rêves d’explications de l’ici et maintenant, le ciel et la mer croisent tous les temps.
Mais l’horizon, puisqu’il désigne, distingue, est aussi l’affirmation d’un dessin. L’horizon, en grec ancien, est ce qui délimite, à la fois la mer - ou terre – du ciel, mais aussi, le visible du non-visible[4]. La ligne dessine un axe, niveau zéro de l’altitude, à partir duquel tous les desseins peuvent être projetés. L’horizon noue les éléments entre eux. Il n’est, en fait, peut-être pas point de fuite, mais ligne d’avenir. C’est un des lieux de l’imaginaire, c’est un des lieux qui a poussé à la découverte d’autres mondes. Au-delà de l’horizon, comment se dessine le monde ? N’est-ce pas cette question qui pousse encore aujourd’hui à voyager, à désirer, à projeter ? « Étant lieu de l’autre, l’horizon devient objet de désir. Me voici curieux de voir ce que voient les autres, de saisir ce qui se cache derrière l’horizon. La ligne qui ferme le paysage l’ouvre en fait sur un autre monde.[5] » Et, ainsi, créer une tension désirante, un axe de curiosité qui ne demande qu’à se déployer. À devenir. À créer un avenir possible. Car l’horizon instaure une temporalité différente, peut-être. En suggérant un devenir, un avenir, il induit un futur et donc une durée qui n’est plus celle de l’instant.  Inventées de toutes pièces, puisqu’il s’agit de montages de négatifs,  les Marines de Gustave Le Gray repartissent les « eaux au-dessous » et « les eaux au-dessus » suivant l’incision de la ligne d’horizon. Cette répartition est pour les artistes le sujet de multiples propositions plastiques. Si la peinture permet la couleur et la touche, la photographie traduit les mêmes qualités en détails, contrastes et valeurs. Tout se joue entre ciel et mer, entre tourmente et passion, vie et guerre, amour et déréliction.
Tout se crée dans les relations, les tensions entre les éléments. Tensions entre les gradations de nuances de gris, tensions des relations entre l’épaisseur et la pesanteur de la mer, et la légèreté aérienne du ciel. Il est surprenant de constater que le noir profond de la mer, bien qu’irisé de rayons lumineux qui en structurent et animent la surface, ce noir dense qui n’occupe en moyenne que un tiers ou un quart de chacune des images, se comporte comme une assise pour le regard. C’est bien sur cette mer que le ciel prend son envol et son essor. Il peut déployer à volonté toutes ses nuances. Mer de l’existence, ces eaux troubles qui prennent une apparence si lisse, qui réjouissent le regard et le corps quand on s’y glisse, mais dont la vie intérieure n’en est pas moins troublante. Sonder du regard les profondeurs de cette mer, pressentir en sa surface les élans à venir, tous ses mouvements intérieurs, toutes ses aspirations possibles, sa densité, sa pesanteur dense.
Gustave Le Gray prend le temps nécessaire pour faire advenir la magie de la mer. La Grande vague – Cette et Marine, bateau quittant le port, sont deux images qui semblent avoir été prise, en ce qui concerne la mer, au même endroit. Si une ambiance générale peut permettre de les rapprocher, elles ont surtout en commun une jetée. Est-ce la même sur les deux images ? Les images sont en tout cas très similaires. Leurs compositions sont très proches. La jetée architecture les deux images de façon semblable, sur la gauche, posée juste sur la ligne d’horizon et occupe un tiers de celui-ci.
Marinebateau quittant le port montre une mer qui témoigne de beaucoup d’agitation. Les vagues sont si grosses que le regard ne peut trouver de tranquillité dans l’image. Remuée de toutes parts, animée par les vents, la mer se creuse et gronde. Les lames s’entrechoquent les unes les autres et divaguent de façon apparemment désordonnée. Échevelée, tortueuse, la mer ronge sa surface de claquements sonores, grogne sa tempête et surgit monstrueuse contre le voilier qui sort du port. La lumière rase la surface de l’eau et créer un contraste si fort qu’elle en brûle les nuances. La lumière est comme le tumulte qui tient le corps de la mer, sans nuances, sans délicatesse. Brutale. La lumière est crue et ne ménage aucun passage. Le bosselé des vagues est un terrain de jeux pour les rayons du soleil, ils y martèlent des pans, des coupes, des aplats. Tout s’entrechoque dans cette image. Le voilier dans les vagues, le jour avec le contre-jour, le calme et la tempête. Une confrontation qui dépossède l’homme de force, qui le pose comme spectateur impuissant, qui l’impose comme regardeur anéanti par la puissance qui émane de cette forteresse imprenable. Tout juste peut-il prendre progressivement la mesure de son ampleur dramatique.
Ici, la mer est organe plus qu’élément. Elle est charnue, sensuelle, elle possède du corps et par la même bien des mystères. Sur elle, la nuit s’étend, en elle, s’incarnent les doutes du crépuscule, toutes les terreurs vertigineuses et inconnues. Incommensurable par son immensité, elle l’est aussi par les forces de destruction qu’elle oppose à ses qualités régénérantes.
L’écume blanchâtre, couleur d’ivoire, prend ici l’aspect d’une pierre. Une pierre qui se fige dans la roche, la découpe, la cisèle mèche à mèche. Un bouillonnement de l’air se fait sentir, bouillonnement qui construit la surface, la modèle, creuse des formes. Une dentelle ajourée plisse entre roche et mer, entre l’eau et la terre. Plis et replis forment les vagues et les lames, les nuances de lumière dans une palette approfondie, ici, par la clarté du jour. L’écume qui flotte sur la crête des vagues éclaire de son moutonnement les gris profonds de la Méditerranée. Ces gris épais restent translucides, ils conservent la fraîcheur de cette eau, sa transparence et son vivant. Tour à tour douce et folle, cette mer est un réservoir de bien des surprises et de nuances violentes.
Une mer de symboles, pleine de richesse, pleine d’un monde vivant à peine connu. Une mer devenue mère, mer de toutes les mers, de toutes les mères. Une mer sensuelle et féminine, salée comme la sueur sur la peau, grouillante d’un devenir inconnu. Symbole d’une pureté aux apparences parfois passive, parfois tempétueuse, la mer est aussi l’espace de purification du corps comme de l’esprit. La mer conserve toutes les tensions que l’homme contient, sans jamais pourtant se laisser modeler par celui-ci. Elle est « le symbole des énergies inconscientes, des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues.[6]»
Conclusion
Les émois de la mer, son effervescence, sa folie comme sa sagesse apparaissent dans les images. Gustave Le Gray donne beaucoup d’ampleur à chacune des émotions, comme s’il décrivait des caractères, des tempéraments. La photographie permet de voir, ici, à nouveau et différemment ces eaux et de leur donner des variations multiples de corps et de chair. Il s’approprie l’épiderme marin pour en faire l’un des objets essentiels de son travail. Il abandonne la métaphore du phare, du quai, du voilier, et se consacre uniquement au triptyque mer, ligne d’horizon, ciel. Chaque élément prend sens dans chacune des photographies. S’il ne déploie pas un registre de couleurs réalistes, il donne une coloration par les virages et les lumières. Il y a donc un autre degré d’abstraction, le noir et blanc. Les graduations de couleur et de lumière vont de pair avec les degrés d’abstraction du motif. L’expression, le geste, la trace, l’idée prennent progressivement le pas sur la représentation de marines. Les Marines sont des paysages de l’âme. Elles peignent l’esprit de Gustave Le Gray. Produites par le photographe en dehors d’obligations pécuniaires, ou de commande, elles témoignent d’une liberté qu’il ne peut s’accorder dans son travail de portraitiste. Ici l’épure préside et s’oppose à l’idée d’une représentation fidèle du sujet. Il peint des caractères et non des portraits. Il donne à lire de l’émotion et non de l’exactitude scientifique. Il donne à penser des métaphores et des métamorphoses plus que des réalités. Les images spectaculaires que crée Gustave Le Gray sont surtout des espaces de liberté, de création. À une époque où les manipulations sur les images photographiques sont ressenties comme des trahisons, Le Gray fait des montages qui développent l’art spécifique de la photographie. Le photographique, cette spécificité, se situe dès lors dans la manipulation de tous les éléments qui composent la chaîne photographique. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que la modernité de telles pratiques soit reconnue. Les Marines recèlent en elles, à la fois la force d’abstraction et l’énergie d’un art qui se régénère. Ciel, mer, ligne d’horizon, un triangle de modulations dont les respirations sont encore aujourd’hui des sources d’inspiration. Alors, pour reprendre le mot de Kandinsky, Gustave Le Gray serait-il cet « homme qui surgit alors, l’un d’entre nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de « vision »[7]».







[1] Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Puf, 2007, p. 15.
[2] Raffaele Milani, Esthétique du paysage,  Arles, Actes Sud, p. 52.
[3] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, LGF, 1993, p. 25.
[4] Voir à ce sujet les très belles pages de Michel Collot, L’horizon fabuleux, Paris, José Corti, 1988.
[5] Michel Collot, op. cit. p. 18.
[6] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « L’Eau », Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 381.
[7] Wassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1989, p. 59.