mercredi 26 octobre 2016


Claire Trotignon, une « cosa mentale » au millimètre
Par Laurence Gossart

« L’invisible n’existe pas à part du visible, mais fonctionne corrélativement à lui, selon l’opposition cyclique du manifeste et du latent (…) » François Jullien

Ce qui se présente à nous ce sont des objets dont la matérialité ne peut être niée : des gravures, des collages, parfois des dessins. Les images que Claire Trotignon produit sont bel et bien existantes, empreintes et ancrées dans leur forte matérialité. Ces oeuvres ont une force esthétique réelle et témoignent d’une fine maîtrise technique. La démarche de Claire Trotignon se situe en amont du phénomène d’apparition des objets qu’elle produit. Il y a bien un processus d’apparition spécifique, une manière de faire advenir des espaces illusionnistes et atemporels, des lieux utopiques mais surtout atopiques. Bien que ces objets soient fascinants d’élégance, de maîtrise et de beauté, ce qui nous intéresse ici c’est son mode de production des oeuvres, son approche conceptuelle. Car, bien que l’on soit loin d’une démarche minimaliste, la part cérébrale et processuelle est le terreau fondamental de son oeuvre. Si, dit-elle, « la réalisation est un plaisir grisant", ce dont les oeuvres témoignent réellement, son approche et sa pensée constituent le socle depuis lequel elle surplombe, maîtrise et combine ces espaces. Cet aspect de maîtrise est particulièrement important car, entre carte et paysage, elle renverse constamment les variables en jouant avec les codes de représentation et la dimension concrète de ces images imprimées ou gravées.

Ce qui pourrait relever du pur objet est en réalité un travail qui est le fruit de cette conceptualisation et témoigne, à l’instar de ses productions, d’une intelligence au millimètre. Paysage, socle, architecture, sculpture, sont les points d’appui à partir desquels elle fait varier son approche, augmentant ou réduisant certains aspects pour les retourner, les redévelopper ultérieurement créant ainsi un processus infini. Sur le modèle rhizomique, chaque série donne naissance à une autre, comme mécanisme de survie nécessaire. Dans ce mécanisme vivant, elle trouve les moments d’équilibre en jouant de la géométrie et des solides et évoque parfois le principe même de la suite de Fibonaci. S’il y a paysage, celui-ci n’apparaît que comme support de constructions, prétexte à combinaisons, au même titre que les volumes des architectures qui viennent le contredire. Elle produit des équations dont une inconnue reste inchangée : la terre, la pierre, le paysage, ce qu’elle nomme son « accroche tellurique » et qui, finalement, relève tout autant de l’architecture que les architectures qu’elle dessine. Les édicules qu’elle conçoit renversent les perceptions de ces étendues filaires, tramant ainsi l’espace différemment, et offrant des espaces renouvelés. Cette « accroche tellurique » est le socle tout autant physique que conceptuel qui lui permet de distordre l’espace plan pour le convulser en volume. Les éléments d’architecture contredisent l’effet de mise à plat produit. Si, de loin, l’espace semble plan, si l’oeuvre renvoie à l’idée de la carte, en s’approchant, tout ce qui est plan devient volume, jeux d’illusions et de profondeurs.
Entre microcosme et macrocosme, elle tord les masses, les concentre, parfois les éclate. Lorsqu’elle produit, elle est au dessus, elle domine son espace, dispose chaque élément, détermine la place des masses et des volumes. Elle crée au sens premier du terme, un espace vierge, un archipel, une île. Dans les jeux de plaques tectoniques des strates de son esprit, prennent forme des « parcelles extrudées », des archipels aux contours découpés dont toute présence humaine s’absente. Son mécanisme de production agit en fait « comme capacité de transformation sans fin et pure processivité des choses ». L’atelier est cet espace où la mécanique s’installe. Dans cette invisibilité qui échappe au public, le raffinement de sa pensée s’agence, prend corps. Les plaques tectoniques s’y frottent pour produire des dilatations et compressions, des plans et volumes, des masses et emboitements.
blocs, agrégats, accumulations, amas, amoncellement

Le processus rhizomique de sa pensée permet à Claire Trotignon de se ressaisir sans cesse des fragments de son travail. Dans ses cartons à dessin sont rangées les gravures qu’elle collectionne et dont elle prélève, au scalpel, des parcelles qui vont constituer les oeuvres à venir. Mais, les évidements et fragmentations créés par ces découpes, occasionnent des contreformes, qui, à leur tour, deviennent une réserve aux potentiels exponentiels. Le fragment, tant comme objet que comme processus, est un élément qui conduit à de nouveaux probables. Car il y a quelque chose en suspens lié à l’idée même de variable. L’ambiguïté de l’emploi du terme variable oeuvre ici. Variable, variations, variétés…dans ces mécanismes elle créer de nouvelles valeurs à ces variables qui évoluent dans le vide apparent de la page. En observant de plus près les titres de Claire Trotignon on peut difficilement s’empêcher de penser que la multiplicité de ces approches et la polysémie des termes ne jouent pas pleinement pour oeuvrer dans l’évolution des variables. Elle pose le titre à la fin, comme une forme de point final, et pourtant, il est ce que l’image ne montre pas. 
Claire Trotignon joue du modèle mathématique, du cadre conceptuel que celui-ci lui offre. Entre constantes et variables, abscisses et ordonnées, les archipels se développent du champs le plus abstrait (l’art et le modèle mathématique) aux représentations les plus figuratives. De la ligne d’horizon séparant ciel de la mer, conçue comme pure ligne géométrique, aux décors des théâtres de verdure, les jeux d’illusion et de passage entre les différents espaces de représentation sont pour elle tout autant des moyens de placer le spectateur dans ces lieux que de l’y perdre. Elle se joue aussi des vides et des pleins, des compressions et dilatations de l’espace qui sont des espaces atopiques, des formes de non lieu, flirtant avec l’utopie de l’archipel encore à découvrir, avec la carte d’un territoire encore vierge, avec une carte qui serait finalement le territoire.


mercredi 8 juin 2016



Ange Leccia, Je t’aime, jour et nuit
Galerie Jousse Entreprise, 6 rue Saint Claude, Paris, jusqu’au 23 juillet 2016

L’ondine, l’image et l’amant, un triangle amoureux névrotique

Passés les filtres bleus des vitres de la galerie et l’on pénètre dans une forme de pénombre…comme dans un état de rêverie, l’atmosphère bleuâtre de la pièce pose d’emblée le propos : dans un entre-deux, entre le jour et la nuit, entre l’image et le réel, entre l’amour et l’obsession. L’ambiance crépusculaire du lieu est accrue par le bleu de l’image et la lumière diffuse que la vidéo projette au mur. L’installation vidéo manifeste un espace mental, un état de l’imaginaire d’Ange Leccia. Au dispositif imageant mis en œuvre dans une atmosphère à l’apparence ténue et délicate, s’oppose l’ambiance sonore, comme une forme de contrepoint,  La bande-son est constituée de deux parties. D’abord un extrait de la chanson de Procol Harum, A Whiter shade of Pale. Ce morceau mythique, qui évoque une histoire d’amour impossible, fut reprise par de nombreux cinéastes tels Lars von Trier, Martin Scorsese ou encore Oliver Stone. Il est en effet question d’une présence féminine spectrale dont la pâleur du visage semblerait évoquer une sirène. Puis la musique disparaît pour laisser la place à un grésillement, un larsen. Des bruits, que l’on pourrait assimiler à des acouphènes stridents, envahissent l’espace de la galerie et rendent l’ambiance sonore inconfortable, voire insupportable. L’atmosphère sensuelle que l’on perçoit dans un premier temps, finit par devenir dérangeante. Se révèle petit à petit ce que recèle finalement ce titre « Je t’aime, jour et nuit » : aimer de façon compulsive, aimer d’un amour obsessionnel, aimer de façon névrotique, aimer une image, aimer cette surface écran. Une femme prise dans son sommeil, évoluant dans ce liquide, dans cet élément, l’eau, la femme, la nymphe, l’Ondine aux longs cheveux. Le rêve, le fantasme, le désir…qui tourne au délire.
Sur l’écran qui fait face à l’entrée de la galerie s’offre en grand format le visage de Marissa. Marissa c’est tout autant le titre de l’œuvre que le prénom de la jeune parisienne hype qui est ici filmée. Tout en lenteur, elle évolue sous l’eau. Le visage et la naissance du buste nu, elle semble éprouver du plaisir, sentiment accrus par les ralentissements de l’image. Est-ce une femme prise dans cet instant de « petite mort » ou une Ondine évoluant dans son élément, l’eau, et dont le visage danse avec les flots de la chevelure ? Une toute jeune femme prise dans son intimité sensuelle, presque érotique, dont l’interprétation des attitudes et expressions laisse peu de place à la suggestion. Marissa évolue lentement, les paupières se ferment, les yeux clignent délicatement. Est-ce une femme ou un fantasme ? Une image flottante, une forme d’image du monde flottant, impalpable, insaisissable, presque animale aux poses langoureuses. Une lenteur suave, hypnotique, émane des mouvements légers de son corps nu. Comme saisie dans son sommeil, une femme caressée, sensuelle…mais une image. Un rêve ? Oui, peut-être, car Marissa, aussi mannequin, incarne un fantasme, une image, un idéal, quelque chose d’insaisissable. Une forme de mirage. L’écran de télévision posé au sol montre Ange Leccia se filmant, très agité. Il parle, il semble se parler à voix haute. Ou bien est-ce sa pensée que l’on entend ? Quelque chose qui tourne en boucle, qui fait boucle. Des phrases prononcées sur la création, sur un ton de voix névrotique et agité. Cet écran cathodique au sol fait face à la projection de Marissa. Ou plutôt il est en diagonale. Un étrange rapport se noue entre les deux vidéos. Tout d’abord un rapport de temporalité, puisque les deux vidéos ont 20 ans d’écart, mais aussi un rapport d’échelle. Et dans ces rapports se nouent des tensions dans lesquelles semblent se révéler des relations – ou non-relations- entre l’homme et la femme.
L’autre évocation du féminin est le diptyque Médicis où l’on voit les statues, pétrifiées dont les regards ne sont jamais croisés. Un féminin pétrifié, soumis aux affres du regard masculin et dont les formes se dissolvent sous l’action de ce dernier. La stridence des images est presque insupportable. Dans leur mutisme obligé, les yeux levés vers le ciel, les statues semblent implorer que cela cesse. Par le principe même du refilmage de la vidéo initialement réalisée, la matière filmique est déformée à l’excès dans toutes les inversions et distorsions possibles. Le son même, si strident, est en fait le son amplifié et déformé de la projection vidéo de format DV des années 90. La disparition des formes et la dissolution des lumières transforment la perception de ce lieu, Médicis, l’anime loin du cheminement enchanteur qu’il incarne.
 Si le corps de l’homme semble à chaque fois objet de tensions, d’obsessions, il est néanmoins un corps réel, sensible et éprouvé, tandis que celui de la femme (ou de la figure féminine) n’apparait que comme icône, image sublimée du féminin, objet sexuel, objet du désir masculin d’Ange Leccia. Il y a quelque chose de l’ordre de l’obsession, de la névrose dans cette relation féminin / masculin. A l’agitation névrotique de l’autoportrait répond le calme souverain de Marissa. Au corps nu frotté de poussière répondent les Vénus de marbre. La variété des traitements de texture des images évoque une forme de dissolution des perceptions : distorsion de l’image et du son, distorsion et déformation des couleurs et des formes, oscillations parasites, dissolution, détonation, latence…en somme une forme de folie qui s’inscrit dans ces pulsions scopiques obsessionnelles.

Laurence Gossart

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samedi 23 avril 2016



Dove Allouche, Mea culpa d’un sceptique, Fondation d’Entreprise Ricard, jusqu’au 7 mai 2016
Les renversements miraculeux d’un sceptique
« Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracles, qui est dans l’art, ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde la vie. » Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art




Quand il parle de son travail actuel Dove Allouche tient un échantillon de stalagmite de la grotte Chauvet entre les mains. Une pierre plus que précieuse datant de – 11 7000 ans. En elle sont stratifiés des concrétions d’humanité, des bulles d’air, de cendre, de feu, de temps. Ciselant cette pierre en lames à peine plus épaisses que des feuilles de papier, l’artiste touche ce qu’il y a de plus humain dans cet ultra-mince, dans cette infime épaisseur qui rend le matériau si fragile qu’à n’importe quel instant il pourrait se déliter et rompre. Et c’est émouvant car dans ce « bout » de pierre il y a quelque chose de si dur et si fragile à la fois dont nous savons au travers de l’expérience de la grotte de Lascaux combien la main de l’homme a pu la détruire et l’oxyder.

L’immense sophistication des techniques employées dans les différentes séries d’images ne se présente pas comme une finalité mais semble participer d’une quête qui, si elle n’est pas à proprement parler existentielle, porte, en tout cas, sur les conditions d’existence de l’Homme. Cette démarche n’est pas sans évoquer celle de Gustave Le Gray dans les années 1856-57 qui photographiait sans cesse la mer, employait et développait pour cela nombre d’innovations techniques (virage à l’or, collodion humide sur plaque de verre, montages photographiques etc.). Les deux hommes, par delà le temps, ont en commun l’extrême raffinement des images et de la démarche. Les images de Gustave Le Gray laissent apparaître les infinis mouvements de la mer et du ciel qui se perdent dans les horizons qu’il dessine. Des horizons intellectuels et sensibles, des horizons chaque fois renouvelés auxquels répondent les grottes, parois et lames de stalagmites, les intériorités caverneuses de Dove Allouche. Tous deux rendent visible ce qui était de l’ordre de l’invisible, de l’inconnu, du refoulé, de l’indicible.

Dans son rapport à la nature, Dove Allouche accepte de se laisser surprendre par cette dernière. Malgré ou grâce à tous les dispositifs de fabrication, il instaure une proximité qui donne à voir le stalagmite. Dans les immenses agrandissements qui constituent Pétrographie il y a quelque chose qui frôle l’impudeur car il décèle l’intimité de la roche, la sort de son silence délicat. Les fines lamelles de pierre qu’il insole deviennent des voiles qui révèlent un corps au fur et à mesure que l’on les place dans la lumière. Des gestes fins qui posent la question de l’échelle humaine comme celle de l’échelle du temps.

Dans un tête à tête avec l’histoire de l’Homme, Dove Allouche prend à bras le corps les formats. Il les renverse. Du plan horizontal, celui de l’effectuation, il passe au plan verticale, celui de la présentation, accentuant ainsi le sens de lecture de gauche à droite, ce qui n’est pas sans évoquer le passage entre préhistoire et histoire dans l’écriture. Par ce renversement il noue un dialogue entre horizontalité et verticalité, entre image et écriture, lecture et perception, syncrétisme et linéarité. Dans ce renversement le corps de l’artiste s’inscrit aussi, sa taille, son envergure, sa verticalité d’homme debout. Debout, en effet, et qui se pense en Homme, pétri de son humanité, de son histoire et en dialogue avec celle-ci.

Cette question du corps est redéployée au travers des miroitements de Sunflower, série qui semble relever d’une traversée du miroir, comme des traversées successives des différents stades du miroir qu’il opère dans le noir. C’est dans cette part aveugle du travail où seul le geste opère que l’œuvre se réfléchit. Les coulures de l’argent répondent à l’amplitude de la courbure du geste qui se déplace en onde et s’amplifie de format en format. Dans ces matières métalliques dissoutes et qui s’écoulent, le corps du spectateur ne se reflète que de façon fragmentaire. Si la série Sunflower fait lumière elle fait aussi image bien que la dimension spéculaire agisse sans pour autant être réaliste. Le corps de l’artiste émane dans la surface suivant la propagation des ondulations lumineuses dans les nappes des fluides.

Lumière, surface et reflet sont à l’œuvre dans l’ensemble des œuvres. Le verre qui protège les dessins de la série L’enfance de l’art est un verre soufflé. S’il tient à distance et protège, il joue de sa transparence et des miroitements de la lumière. Le verre se déforme suivant le souffle du maître verrier créant de légers reliefs qui génèrent un désir de toucher. Une évocation des bas-reliefs et ronde-bosse des parois de Chauvet ? Cette surface, qui si elle est le produit du souffle sur du verre en fusion, n’est pas sans évoquer de l’humidité. Le verre traduit l’atmosphère humide de la grotte, ses luisances et brillances. Il y a une double surface qui créer une profondeur. Aux dessins qui reproduisent à l’hématite les lignes des lames de stalagmite, cette surface apporte une forme de relief, un espace supplémentaire. Ces reflets contribuent à ce dialogue par delà les millénaires en inscrivant le corps du spectateur dans le sol argileux recouvert du pigment rouge, il l’en enduit et l’y incorpore.

 Dove Allouche présente des surfaces frontales, formes de réinvestissement de la paroi, hommage à l’art pariétal, où le corps n’est plus figuré mais imprimé par l’ombre, le reflet du spectateur, ou encore par le geste de l’artiste. Ici l’objet semble faire image par lui-même. Les comportements de la matière font image. Lignes, strates, stries inventent une cartographie de ce microcosme développé dans une échelle monumentale. Si ces images semblent abstraites, en réalité elles présentent tout autant qu’elles représentent ce qu’elles figurent. « Car lorsqu’une illusion se dissipe, lorsqu’une apparence éclate soudain, c’est toujours au profit d’une nouvelle apparence qui reprend à son compte la fonction ontologique de la première. » Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible.



jeudi 7 avril 2016

L’invention de la mer en photographie, Les Marines de Gustave Le Gray


Étude de nuage, clair-obscur, BNF


Penser la mer au travers de l’ensemble des Marine de Gustave Le Gray est le chemin que je propose de parcourir ici. La mer, notre sujet, à fait pour le photographe l’objet d’un véritable travail artistique, de recherches plastiques et techniques mais aussi d’une réflexion plus personnelle, une forme de méditation. Entre sublime et abstraction, les images de Gustave Le Gray ouvrent des possibilités infinies et transcendent les questions et problèmes que la toute jeune photographie connait dans les années 1850-60.
 Gustave Le Gray réalise deux voyages en bord de mer. Le premier en 1856 en Normandie, le second en 1857, à Sète au bord de la Méditerranée. Ces deux séries d’images révèlent des aspects différents. Le Gray ne photographie pas la mer Méditerranée de la même façon que l’Océan. Les bouillonnements intérieurs de l’une contrastent avec les étirements dus aux marées de l’autre. La chaleur du bassin méditerranéen donne une matière à la mer et au ciel, une matière dense et compacte bien différente de la fluidité aérienne de l’Océan. Dans les Marines d’Océan, les points de vue sont frontaux quand dans les vues de la mer Méditerranée, il joue des diagonales qu’offrent les vagues et les côtes. Les découpes du rivage participent de la composition alors qu’elles sont plus rarement présentes dans les vues effectuées en Normandie. Plastiquement, il ne traite pas du tout les deux rivages de la même façon, et, de fait, les horizons que les différentes images suggèrent conduisent vers des ouvertures chaque fois autres. A cela s’ajoute le fait que Le Gray a une excellente pratique du tirage photographique. Il invente de nombreux procédés et particulièrement le virage or qui donne, aujourd’hui encore, ces nuances de coloration si précieuse aux images. Il maîtrise le tirage et réalise des montages à partir des différentes plaques négatives qu’il réalise sur le motif. Lors des prises de vue, il mettra l’accent particulièrement sur le ciel, ou, à l’inverse, sur la mer, sachant qu’il assemblera différentes plaques au moment du tirage. Il divise dans un premier temps pour recréer ultérieurement une unité, voire, des unités. Il créer des images à partir de greffes d’images pour recréer des corps, des corpus d’images renouvelés.
Ces deux séries sont toutes deux le fruit d’une démarche personnelle, mais l’on ne sait si Gustave Le Gray reçoit l’appui financier d’un de ses commanditaires. Les Marines de Gustave Le Gray rendent visibles des émotions, des perceptions, mais aussi des réflexions. Le « regard d’or de la photographie » comme le nomme Sylvie Aubenas, créer du visible avec de l’invisible : « Le regard, dit Jean-Luc Marion, insuffle l’invisible au visible, non certes pour le rendre moins visible, mais au contraire, pour le rendre plus visible : au lieu d’éprouver des impressions chaotiquement informes, nous y voyons la visibilité même des choses.[1] »
Du calme à la tempête, ou l’inverse, en tout cas, un état des éléments à un moment donné. Moment qui n’est certes pas celui de l’instant, mais moment de la perception de Gustave Le Gray. Car dans ces montages d’images apparaissent les nuances d’une âme qui sont l’aurore d’un nouveau champ imageant : l’abstraction. Les images sont des métaphores. Ce sont des doubles degrés d’images. Paysages de l’âme aux fragrances romantiques, paysages composés grâce aux éléments eux-mêmes, Les Marines sont des lieux d’une rêverie que le travail de tirage et de virage effectué en laboratoire, dans un temps ultérieur, accroît, enchante et illumine. Gustave Le Gray multiplie les images photographiques comme les paysages se multiplient en lui. Les émotions créent chaque fois de nouveaux flots de possibles en latence. L’image photographique est le vecteur de cette mue. Elle transmue le regard en image, l’imaginaire en représentations. Cet aspect de l’œuvre est souvent mis à l’écart: les images sont composées et sont en effet des « microcosmes » dans lesquels semblent se révéler des espérances bien humaines. Des peintures de l’âme, des paysages intérieurs, des images mentales.
 En regardant les Marines de près apparaît le travail d’élaboration des images, leur construction, les retouches, les « floutages », tous les procédés qui permettent d’attirer le regard, de le happer, de le guider. Gustave Le Gray possède une grande culture artistique. Sa connaissance de maîtres anciens est perceptible dans ces images. Il est peintre de formation. Si l’on peut déceler un goût profond pour le Romantisme et lire une poésie immanente dans les Marines, on reconnaît aussi un regard qui s’est forgé au contact des grands peintres de la culture occidentale. Par exemple la force éloquente et peu réalistes des ciels de cette série d’images, peut évoquer certains ciels de Nicolas Poussin, Claude Gellée, ou, plus contemporains encore, les Études de ciel de Delacroix et de Constable.
Les différentes descriptions d’images ici proposées s’appliquent à trouver la fable intrinsèque de chacune d’entre elles. Entre fable, affabulation, rêverie, illusion, les Marines de Gustave Le Gray concentrent du sens, développent des sens. Des sens, des sensations, des sentiments. Car il y a bien quelque chose de l’ordre du sentiment humain qui est évoqué dans ces images. « Le paysage est une forme spirituelle qui fonde  vision et créativité ; parce que chaque regard crée un « paysage idéal » en nous. [2]». Il y a un désir de 'faire image' à partir des émotions esthétiques qui tendent au Sublime. On assiste à une traduction extrêmement fine de la multitude de mouvements de la mer et du ciel. La surface de la mer est caressée par le ciel. Caresse du vent à sa surface, effleurement de cette peau aux frêles iridescentes, affleurement du souffle sur cet épiderme marin. Les images sont comme des prélèvements, des gouttes en suspension dans cet interstice entre ces cieux mystérieux, ces eaux ténébreuses.
Prenons exemple sur la photographie Étude de nuage, clair-obscur. La mer, bitume en fusion, devient un aplat de matière où seuls quelques reflets signalent une vie potentielle. L’essentiel de la photographie concerne le ciel et les masses nuageuses. Photographiées en contre-jour, elles semblent immenses et menaçantes, mais au loin, sur la droite, la lumière du soleil irradie de toute sa splendeur et transperce l’amas. Mais les ombres grises survolent sans un bruit le large marin. On pourrait croire qu’elles sont formées de la même matière que la mer, comme si le noir de bitume s’était transformé en noir de jais, suffisamment agile pour transformer la matière de cauchemar en matériaux de rêve. Le lieu n’a plus d’importance. La matière prend forme différemment, elle se transmue, elle se sublime, elle se redéfinit. Les nuées du centre à l’évanescence délicate jouent de leur translucidité et de leurs volutes doucereuses. Si le vignettage explique en partie les pourtours assombris de l’image, il apparaît que Gustave Le Gray les a conservés, mais surtout les a augmentés de façon à en accroître l’effet de présence. Ce halo sombre absorbe le regard, laissant la périphérie dans l’ombre. Au centre, l’œil est piégé par le chatoiement délicieux des plus petits nuages qui ponctuent l’espace, organisent des va-et-vient dans l’image. De nuances infimes à des contrastes violents, la lumière joue de tous ces modelés possibles. Sautillant de cumulus en cumulus, elle fait oublier le motif pour devenir l’objet de la recherche. L’abstraction est en marche.
Les images qu’il présente ne sont jamais livrées à l’état brut. Il en extrait le suc, la substance grâce à un travail très soigné des chimies qui ne trouve jamais d’aboutissement définitif. Gustave Le Gray pose ainsi son horizon intellectuel : l’inachevé, l’inachèvement, l’inachevable. Le processus même de l’infini – à la fois comme quelque chose de non fini et comme objet de la représentation - est inscrit dans la démarche et procède de la poétique sous-jacente à l’œuvre dans les Marines. La conscience que le photographe a du phénomène et du processus photographique qu’il met en œuvre lui permet de jouer de la mise en abîme du sens, de la forme et du procédé. Une articulation apparaît entre ces trois paramètres ; chaque image photographique devient de fait le lieu d’un tissage de probabilités.
Gustave Le Gray travaille longuement chacune de ses images, il est peintre. Un problème de terminologie et ainsi de définition se pose à nous. Devons-nous employer le terme de photographie ou d’image ? Ou encore d’image photographique ? Le registre de l’image nous semble plus adapté, car plus générique et de fait plus souple. Il permet, d’aventure, des manipulations – tant sur le plan sémantique que sur le plan plastique que le régime photographique stricto sensu n’autoriserait pas. Ce sont des peintures photographiques du ciel et de la mer, des paysages dans chacun desquels il soupèse la lumière, enrichit la matière et décline la loi des tiers. Le principe même du montage des négatifs, de leurs assemblages, crée du possible là où un négatif unique fige les probables. Il y a bien quelque chose d’ambigu dans les Marines de Le Gray. Comme si elles étaient toujours des images latentes, des images à l’état latent dont aucun fixatif ne peut faire cesser le mouvement. Elles témoignent d’une faculté de dépasser la réalité grâce aux découpages, agencements, réagencements. Double degré de ces images mises en abîme qui jouent de leur ‘réalisme’ mais aussi de leur réalité d’image. Les Marines de Gustave Le Gray sont à la fois des images ‘imageantes’ et des images ‘imagées’( : « L’imagination, dit Gaston Bachelard, n’est pas comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de dépasser des images de la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. […] L’imagination invente plus que des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de visions. Elle verra si elle a des ‘visions’. Elle aura des visions si elle s’éduque avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries.[3] »  )
Gustave Le Gray réussit une véritable transposition photographique d’une thématique picturale, celle de la Marine, grand genre artistique. S’il semble anticiper certaines œuvres de Gustave Courbet, il anticipe surtout l’œuvre des Impressionnistes. En effet, un élément est fondateur, celui du déplacement de « l’atelier » en extérieur, dans la nature. Là encore, son ouverture intellectuelle dépasse de loin le conflit  qui règne sur le statut de la photographie. Est-elle une pratique artistique ou bien une vile servante de l’art ? Cette question  qui hante le milieu des amateurs de photographie au XIXe siècle ne semble pas toucher Gustave Le Gray. Sa profonde modernité se situe dans le fait qu’il perçoit l’image photographique comme véritablement une image, au sens d’une représentation, et ne se laisse pas piéger par la prétendue vérité photographique. C’est pour lui un lieu de transposition, de création. Il déploie un art photographique et l’outil lui permet de traduire sa pensée, ses perceptions. Il est donc véritablement dans une démarche artistique mue par une beauté et un désir de pousser le rendu de la qualité des images encore plus loin. Toujours bien plus loin…
L’ensemble des Marines compose, peut-être, une forme de récit initiatique pour le photographe comme pour ceux qui regardent. Ainsi, elles deviennent fabuleuses en offrant des vues, des spectacles hors du commun, exceptionnels. Cet aspect fabuleux prend son essor dans la technique de montage ainsi que dans le travail de tirage et de virage effectué sur chaque image. Mais ce sont avant tout les motivations intérieures de Gustave Le Gray qui le conduisent à produire ses images hors du commun et qui produisent ce sentiment de fascination.
Une modestie dans laquelle se créer une fable. Il y a un lieu particulier dans ces images où se situe cette fable, lieu où s’articulent les éléments qui en composent les intrigues, lieu où se tirent les ficelles de la fiction : c’est la ligne d’horizon. Les Marines sont composées à partir de cet axe qu’est l’horizon. Cette délimitation traverse les images de part en part et développe du signifiant. L’horizon est l’acteur essentiel. Il est le lieu de la supercherie technique, du montage. Dans cette sobre ligne se jouent toutes les ficelles et manipulations du théâtre de l’existence de Gustave Le Gray. La représentation de l’horizon marque un passage où la question de la finitude se délite dans les doutes, les émotions, les questions.
Ce sont des photographies de ciel et de mer, comme s’il s’agissait pour Gustave Le Gray de reproduire cet instant primordial  « Que la Lumière soit, et la lumière fut ». Instant unique de la séparation des eaux du dessus et des eaux du dessous que personne n’a connu et que l’on ne peut que fantasmer, affabuler. Instant unique de la séparation des éléments, distinction et déchirement qui sont au fondement de notre monde. La distinction, c’est aussi la création d’une limite, d’une ligne d’horizon. C’est la création d’un espace profond. La lumière créée un espace profond dans lequel l’âme s’abîme de tout temps et rêve. Rêves d’avenir ou de passé, rêves d’explications de l’ici et maintenant, le ciel et la mer croisent tous les temps.
Mais l’horizon, puisqu’il désigne, distingue, est aussi l’affirmation d’un dessin. L’horizon, en grec ancien, est ce qui délimite, à la fois la mer - ou terre – du ciel, mais aussi, le visible du non-visible[4]. La ligne dessine un axe, niveau zéro de l’altitude, à partir duquel tous les desseins peuvent être projetés. L’horizon noue les éléments entre eux. Il n’est, en fait, peut-être pas point de fuite, mais ligne d’avenir. C’est un des lieux de l’imaginaire, c’est un des lieux qui a poussé à la découverte d’autres mondes. Au-delà de l’horizon, comment se dessine le monde ? N’est-ce pas cette question qui pousse encore aujourd’hui à voyager, à désirer, à projeter ? « Étant lieu de l’autre, l’horizon devient objet de désir. Me voici curieux de voir ce que voient les autres, de saisir ce qui se cache derrière l’horizon. La ligne qui ferme le paysage l’ouvre en fait sur un autre monde.[5] » Et, ainsi, créer une tension désirante, un axe de curiosité qui ne demande qu’à se déployer. À devenir. À créer un avenir possible. Car l’horizon instaure une temporalité différente, peut-être. En suggérant un devenir, un avenir, il induit un futur et donc une durée qui n’est plus celle de l’instant.  Inventées de toutes pièces, puisqu’il s’agit de montages de négatifs,  les Marines de Gustave Le Gray repartissent les « eaux au-dessous » et « les eaux au-dessus » suivant l’incision de la ligne d’horizon. Cette répartition est pour les artistes le sujet de multiples propositions plastiques. Si la peinture permet la couleur et la touche, la photographie traduit les mêmes qualités en détails, contrastes et valeurs. Tout se joue entre ciel et mer, entre tourmente et passion, vie et guerre, amour et déréliction.
Tout se crée dans les relations, les tensions entre les éléments. Tensions entre les gradations de nuances de gris, tensions des relations entre l’épaisseur et la pesanteur de la mer, et la légèreté aérienne du ciel. Il est surprenant de constater que le noir profond de la mer, bien qu’irisé de rayons lumineux qui en structurent et animent la surface, ce noir dense qui n’occupe en moyenne que un tiers ou un quart de chacune des images, se comporte comme une assise pour le regard. C’est bien sur cette mer que le ciel prend son envol et son essor. Il peut déployer à volonté toutes ses nuances. Mer de l’existence, ces eaux troubles qui prennent une apparence si lisse, qui réjouissent le regard et le corps quand on s’y glisse, mais dont la vie intérieure n’en est pas moins troublante. Sonder du regard les profondeurs de cette mer, pressentir en sa surface les élans à venir, tous ses mouvements intérieurs, toutes ses aspirations possibles, sa densité, sa pesanteur dense.
Gustave Le Gray prend le temps nécessaire pour faire advenir la magie de la mer. La Grande vague – Cette et Marine, bateau quittant le port, sont deux images qui semblent avoir été prise, en ce qui concerne la mer, au même endroit. Si une ambiance générale peut permettre de les rapprocher, elles ont surtout en commun une jetée. Est-ce la même sur les deux images ? Les images sont en tout cas très similaires. Leurs compositions sont très proches. La jetée architecture les deux images de façon semblable, sur la gauche, posée juste sur la ligne d’horizon et occupe un tiers de celui-ci.
Marinebateau quittant le port montre une mer qui témoigne de beaucoup d’agitation. Les vagues sont si grosses que le regard ne peut trouver de tranquillité dans l’image. Remuée de toutes parts, animée par les vents, la mer se creuse et gronde. Les lames s’entrechoquent les unes les autres et divaguent de façon apparemment désordonnée. Échevelée, tortueuse, la mer ronge sa surface de claquements sonores, grogne sa tempête et surgit monstrueuse contre le voilier qui sort du port. La lumière rase la surface de l’eau et créer un contraste si fort qu’elle en brûle les nuances. La lumière est comme le tumulte qui tient le corps de la mer, sans nuances, sans délicatesse. Brutale. La lumière est crue et ne ménage aucun passage. Le bosselé des vagues est un terrain de jeux pour les rayons du soleil, ils y martèlent des pans, des coupes, des aplats. Tout s’entrechoque dans cette image. Le voilier dans les vagues, le jour avec le contre-jour, le calme et la tempête. Une confrontation qui dépossède l’homme de force, qui le pose comme spectateur impuissant, qui l’impose comme regardeur anéanti par la puissance qui émane de cette forteresse imprenable. Tout juste peut-il prendre progressivement la mesure de son ampleur dramatique.
Ici, la mer est organe plus qu’élément. Elle est charnue, sensuelle, elle possède du corps et par la même bien des mystères. Sur elle, la nuit s’étend, en elle, s’incarnent les doutes du crépuscule, toutes les terreurs vertigineuses et inconnues. Incommensurable par son immensité, elle l’est aussi par les forces de destruction qu’elle oppose à ses qualités régénérantes.
L’écume blanchâtre, couleur d’ivoire, prend ici l’aspect d’une pierre. Une pierre qui se fige dans la roche, la découpe, la cisèle mèche à mèche. Un bouillonnement de l’air se fait sentir, bouillonnement qui construit la surface, la modèle, creuse des formes. Une dentelle ajourée plisse entre roche et mer, entre l’eau et la terre. Plis et replis forment les vagues et les lames, les nuances de lumière dans une palette approfondie, ici, par la clarté du jour. L’écume qui flotte sur la crête des vagues éclaire de son moutonnement les gris profonds de la Méditerranée. Ces gris épais restent translucides, ils conservent la fraîcheur de cette eau, sa transparence et son vivant. Tour à tour douce et folle, cette mer est un réservoir de bien des surprises et de nuances violentes.
Une mer de symboles, pleine de richesse, pleine d’un monde vivant à peine connu. Une mer devenue mère, mer de toutes les mers, de toutes les mères. Une mer sensuelle et féminine, salée comme la sueur sur la peau, grouillante d’un devenir inconnu. Symbole d’une pureté aux apparences parfois passive, parfois tempétueuse, la mer est aussi l’espace de purification du corps comme de l’esprit. La mer conserve toutes les tensions que l’homme contient, sans jamais pourtant se laisser modeler par celui-ci. Elle est « le symbole des énergies inconscientes, des puissances informes de l’âme, des motivations secrètes et inconnues.[6]»
Conclusion
Les émois de la mer, son effervescence, sa folie comme sa sagesse apparaissent dans les images. Gustave Le Gray donne beaucoup d’ampleur à chacune des émotions, comme s’il décrivait des caractères, des tempéraments. La photographie permet de voir, ici, à nouveau et différemment ces eaux et de leur donner des variations multiples de corps et de chair. Il s’approprie l’épiderme marin pour en faire l’un des objets essentiels de son travail. Il abandonne la métaphore du phare, du quai, du voilier, et se consacre uniquement au triptyque mer, ligne d’horizon, ciel. Chaque élément prend sens dans chacune des photographies. S’il ne déploie pas un registre de couleurs réalistes, il donne une coloration par les virages et les lumières. Il y a donc un autre degré d’abstraction, le noir et blanc. Les graduations de couleur et de lumière vont de pair avec les degrés d’abstraction du motif. L’expression, le geste, la trace, l’idée prennent progressivement le pas sur la représentation de marines. Les Marines sont des paysages de l’âme. Elles peignent l’esprit de Gustave Le Gray. Produites par le photographe en dehors d’obligations pécuniaires, ou de commande, elles témoignent d’une liberté qu’il ne peut s’accorder dans son travail de portraitiste. Ici l’épure préside et s’oppose à l’idée d’une représentation fidèle du sujet. Il peint des caractères et non des portraits. Il donne à lire de l’émotion et non de l’exactitude scientifique. Il donne à penser des métaphores et des métamorphoses plus que des réalités. Les images spectaculaires que crée Gustave Le Gray sont surtout des espaces de liberté, de création. À une époque où les manipulations sur les images photographiques sont ressenties comme des trahisons, Le Gray fait des montages qui développent l’art spécifique de la photographie. Le photographique, cette spécificité, se situe dès lors dans la manipulation de tous les éléments qui composent la chaîne photographique. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que la modernité de telles pratiques soit reconnue. Les Marines recèlent en elles, à la fois la force d’abstraction et l’énergie d’un art qui se régénère. Ciel, mer, ligne d’horizon, un triangle de modulations dont les respirations sont encore aujourd’hui des sources d’inspiration. Alors, pour reprendre le mot de Kandinsky, Gustave Le Gray serait-il cet « homme qui surgit alors, l’un d’entre nous, en tous points notre semblable, mais doué d’une mystérieuse puissance de « vision »[7]».







[1] Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Puf, 2007, p. 15.
[2] Raffaele Milani, Esthétique du paysage,  Arles, Actes Sud, p. 52.
[3] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, LGF, 1993, p. 25.
[4] Voir à ce sujet les très belles pages de Michel Collot, L’horizon fabuleux, Paris, José Corti, 1988.
[5] Michel Collot, op. cit. p. 18.
[6] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « L’Eau », Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 381.
[7] Wassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1989, p. 59.