mercredi 26 octobre 2016


Claire Trotignon, une « cosa mentale » au millimètre
Par Laurence Gossart

« L’invisible n’existe pas à part du visible, mais fonctionne corrélativement à lui, selon l’opposition cyclique du manifeste et du latent (…) » François Jullien

Ce qui se présente à nous ce sont des objets dont la matérialité ne peut être niée : des gravures, des collages, parfois des dessins. Les images que Claire Trotignon produit sont bel et bien existantes, empreintes et ancrées dans leur forte matérialité. Ces oeuvres ont une force esthétique réelle et témoignent d’une fine maîtrise technique. La démarche de Claire Trotignon se situe en amont du phénomène d’apparition des objets qu’elle produit. Il y a bien un processus d’apparition spécifique, une manière de faire advenir des espaces illusionnistes et atemporels, des lieux utopiques mais surtout atopiques. Bien que ces objets soient fascinants d’élégance, de maîtrise et de beauté, ce qui nous intéresse ici c’est son mode de production des oeuvres, son approche conceptuelle. Car, bien que l’on soit loin d’une démarche minimaliste, la part cérébrale et processuelle est le terreau fondamental de son oeuvre. Si, dit-elle, « la réalisation est un plaisir grisant", ce dont les oeuvres témoignent réellement, son approche et sa pensée constituent le socle depuis lequel elle surplombe, maîtrise et combine ces espaces. Cet aspect de maîtrise est particulièrement important car, entre carte et paysage, elle renverse constamment les variables en jouant avec les codes de représentation et la dimension concrète de ces images imprimées ou gravées.

Ce qui pourrait relever du pur objet est en réalité un travail qui est le fruit de cette conceptualisation et témoigne, à l’instar de ses productions, d’une intelligence au millimètre. Paysage, socle, architecture, sculpture, sont les points d’appui à partir desquels elle fait varier son approche, augmentant ou réduisant certains aspects pour les retourner, les redévelopper ultérieurement créant ainsi un processus infini. Sur le modèle rhizomique, chaque série donne naissance à une autre, comme mécanisme de survie nécessaire. Dans ce mécanisme vivant, elle trouve les moments d’équilibre en jouant de la géométrie et des solides et évoque parfois le principe même de la suite de Fibonaci. S’il y a paysage, celui-ci n’apparaît que comme support de constructions, prétexte à combinaisons, au même titre que les volumes des architectures qui viennent le contredire. Elle produit des équations dont une inconnue reste inchangée : la terre, la pierre, le paysage, ce qu’elle nomme son « accroche tellurique » et qui, finalement, relève tout autant de l’architecture que les architectures qu’elle dessine. Les édicules qu’elle conçoit renversent les perceptions de ces étendues filaires, tramant ainsi l’espace différemment, et offrant des espaces renouvelés. Cette « accroche tellurique » est le socle tout autant physique que conceptuel qui lui permet de distordre l’espace plan pour le convulser en volume. Les éléments d’architecture contredisent l’effet de mise à plat produit. Si, de loin, l’espace semble plan, si l’oeuvre renvoie à l’idée de la carte, en s’approchant, tout ce qui est plan devient volume, jeux d’illusions et de profondeurs.
Entre microcosme et macrocosme, elle tord les masses, les concentre, parfois les éclate. Lorsqu’elle produit, elle est au dessus, elle domine son espace, dispose chaque élément, détermine la place des masses et des volumes. Elle crée au sens premier du terme, un espace vierge, un archipel, une île. Dans les jeux de plaques tectoniques des strates de son esprit, prennent forme des « parcelles extrudées », des archipels aux contours découpés dont toute présence humaine s’absente. Son mécanisme de production agit en fait « comme capacité de transformation sans fin et pure processivité des choses ». L’atelier est cet espace où la mécanique s’installe. Dans cette invisibilité qui échappe au public, le raffinement de sa pensée s’agence, prend corps. Les plaques tectoniques s’y frottent pour produire des dilatations et compressions, des plans et volumes, des masses et emboitements.
blocs, agrégats, accumulations, amas, amoncellement

Le processus rhizomique de sa pensée permet à Claire Trotignon de se ressaisir sans cesse des fragments de son travail. Dans ses cartons à dessin sont rangées les gravures qu’elle collectionne et dont elle prélève, au scalpel, des parcelles qui vont constituer les oeuvres à venir. Mais, les évidements et fragmentations créés par ces découpes, occasionnent des contreformes, qui, à leur tour, deviennent une réserve aux potentiels exponentiels. Le fragment, tant comme objet que comme processus, est un élément qui conduit à de nouveaux probables. Car il y a quelque chose en suspens lié à l’idée même de variable. L’ambiguïté de l’emploi du terme variable oeuvre ici. Variable, variations, variétés…dans ces mécanismes elle créer de nouvelles valeurs à ces variables qui évoluent dans le vide apparent de la page. En observant de plus près les titres de Claire Trotignon on peut difficilement s’empêcher de penser que la multiplicité de ces approches et la polysémie des termes ne jouent pas pleinement pour oeuvrer dans l’évolution des variables. Elle pose le titre à la fin, comme une forme de point final, et pourtant, il est ce que l’image ne montre pas. 
Claire Trotignon joue du modèle mathématique, du cadre conceptuel que celui-ci lui offre. Entre constantes et variables, abscisses et ordonnées, les archipels se développent du champs le plus abstrait (l’art et le modèle mathématique) aux représentations les plus figuratives. De la ligne d’horizon séparant ciel de la mer, conçue comme pure ligne géométrique, aux décors des théâtres de verdure, les jeux d’illusion et de passage entre les différents espaces de représentation sont pour elle tout autant des moyens de placer le spectateur dans ces lieux que de l’y perdre. Elle se joue aussi des vides et des pleins, des compressions et dilatations de l’espace qui sont des espaces atopiques, des formes de non lieu, flirtant avec l’utopie de l’archipel encore à découvrir, avec la carte d’un territoire encore vierge, avec une carte qui serait finalement le territoire.


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