mercredi 8 juin 2016



Ange Leccia, Je t’aime, jour et nuit
Galerie Jousse Entreprise, 6 rue Saint Claude, Paris, jusqu’au 23 juillet 2016

L’ondine, l’image et l’amant, un triangle amoureux névrotique

Passés les filtres bleus des vitres de la galerie et l’on pénètre dans une forme de pénombre…comme dans un état de rêverie, l’atmosphère bleuâtre de la pièce pose d’emblée le propos : dans un entre-deux, entre le jour et la nuit, entre l’image et le réel, entre l’amour et l’obsession. L’ambiance crépusculaire du lieu est accrue par le bleu de l’image et la lumière diffuse que la vidéo projette au mur. L’installation vidéo manifeste un espace mental, un état de l’imaginaire d’Ange Leccia. Au dispositif imageant mis en œuvre dans une atmosphère à l’apparence ténue et délicate, s’oppose l’ambiance sonore, comme une forme de contrepoint,  La bande-son est constituée de deux parties. D’abord un extrait de la chanson de Procol Harum, A Whiter shade of Pale. Ce morceau mythique, qui évoque une histoire d’amour impossible, fut reprise par de nombreux cinéastes tels Lars von Trier, Martin Scorsese ou encore Oliver Stone. Il est en effet question d’une présence féminine spectrale dont la pâleur du visage semblerait évoquer une sirène. Puis la musique disparaît pour laisser la place à un grésillement, un larsen. Des bruits, que l’on pourrait assimiler à des acouphènes stridents, envahissent l’espace de la galerie et rendent l’ambiance sonore inconfortable, voire insupportable. L’atmosphère sensuelle que l’on perçoit dans un premier temps, finit par devenir dérangeante. Se révèle petit à petit ce que recèle finalement ce titre « Je t’aime, jour et nuit » : aimer de façon compulsive, aimer d’un amour obsessionnel, aimer de façon névrotique, aimer une image, aimer cette surface écran. Une femme prise dans son sommeil, évoluant dans ce liquide, dans cet élément, l’eau, la femme, la nymphe, l’Ondine aux longs cheveux. Le rêve, le fantasme, le désir…qui tourne au délire.
Sur l’écran qui fait face à l’entrée de la galerie s’offre en grand format le visage de Marissa. Marissa c’est tout autant le titre de l’œuvre que le prénom de la jeune parisienne hype qui est ici filmée. Tout en lenteur, elle évolue sous l’eau. Le visage et la naissance du buste nu, elle semble éprouver du plaisir, sentiment accrus par les ralentissements de l’image. Est-ce une femme prise dans cet instant de « petite mort » ou une Ondine évoluant dans son élément, l’eau, et dont le visage danse avec les flots de la chevelure ? Une toute jeune femme prise dans son intimité sensuelle, presque érotique, dont l’interprétation des attitudes et expressions laisse peu de place à la suggestion. Marissa évolue lentement, les paupières se ferment, les yeux clignent délicatement. Est-ce une femme ou un fantasme ? Une image flottante, une forme d’image du monde flottant, impalpable, insaisissable, presque animale aux poses langoureuses. Une lenteur suave, hypnotique, émane des mouvements légers de son corps nu. Comme saisie dans son sommeil, une femme caressée, sensuelle…mais une image. Un rêve ? Oui, peut-être, car Marissa, aussi mannequin, incarne un fantasme, une image, un idéal, quelque chose d’insaisissable. Une forme de mirage. L’écran de télévision posé au sol montre Ange Leccia se filmant, très agité. Il parle, il semble se parler à voix haute. Ou bien est-ce sa pensée que l’on entend ? Quelque chose qui tourne en boucle, qui fait boucle. Des phrases prononcées sur la création, sur un ton de voix névrotique et agité. Cet écran cathodique au sol fait face à la projection de Marissa. Ou plutôt il est en diagonale. Un étrange rapport se noue entre les deux vidéos. Tout d’abord un rapport de temporalité, puisque les deux vidéos ont 20 ans d’écart, mais aussi un rapport d’échelle. Et dans ces rapports se nouent des tensions dans lesquelles semblent se révéler des relations – ou non-relations- entre l’homme et la femme.
L’autre évocation du féminin est le diptyque Médicis où l’on voit les statues, pétrifiées dont les regards ne sont jamais croisés. Un féminin pétrifié, soumis aux affres du regard masculin et dont les formes se dissolvent sous l’action de ce dernier. La stridence des images est presque insupportable. Dans leur mutisme obligé, les yeux levés vers le ciel, les statues semblent implorer que cela cesse. Par le principe même du refilmage de la vidéo initialement réalisée, la matière filmique est déformée à l’excès dans toutes les inversions et distorsions possibles. Le son même, si strident, est en fait le son amplifié et déformé de la projection vidéo de format DV des années 90. La disparition des formes et la dissolution des lumières transforment la perception de ce lieu, Médicis, l’anime loin du cheminement enchanteur qu’il incarne.
 Si le corps de l’homme semble à chaque fois objet de tensions, d’obsessions, il est néanmoins un corps réel, sensible et éprouvé, tandis que celui de la femme (ou de la figure féminine) n’apparait que comme icône, image sublimée du féminin, objet sexuel, objet du désir masculin d’Ange Leccia. Il y a quelque chose de l’ordre de l’obsession, de la névrose dans cette relation féminin / masculin. A l’agitation névrotique de l’autoportrait répond le calme souverain de Marissa. Au corps nu frotté de poussière répondent les Vénus de marbre. La variété des traitements de texture des images évoque une forme de dissolution des perceptions : distorsion de l’image et du son, distorsion et déformation des couleurs et des formes, oscillations parasites, dissolution, détonation, latence…en somme une forme de folie qui s’inscrit dans ces pulsions scopiques obsessionnelles.

Laurence Gossart

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