Par laurence Gossart
« Le grand art est l’expression de la vie intérieure de l’artiste, qui elle découle de sa vision personnelle du monde…la vie intérieure d’un être humain est à la fois un domaine vaste et varié. » Edward Hopper
Des couples….ensemble, posés là, en attente, séparés. Hommes et femmes en suspens que l’architecture rassemble. Au calme. Aucune agitation apparente, des méditations fluides. Entre fenêtres et lits, cadres et portes, les corps sont inscrits dans une construction de relations qui conduisent notre regard de l’intérieur à l’extérieur de la pièce, de l’être à son habitat, d’éléments forgés en représentation humaines à des pans d’abstraction lumineuse. Chaque tableau est une pensée sur le monde des hommes, leurs relations, l’absence de relation, l’oubli de la relation.
Toute vie étrangère aux couples est évincée. Un temps suspendu comme celui des peintures hollandaises du XVIIème siècle. Pas d’autre personnage, pas de mouvement, et comme La Beauté de Baudelaire, Hopper semble haïr « le mouvement qui déplace les lignes ». Aucune ligne ici n’est déplacée. Chacune, au contraire, est minutieusement posée. Un temps arrêté, une mélancolie douce, un rayonnement lumineux.
Les couples sont esseulés, de leur chambre ils regardent l’horizon, ils regardent la lumière ou peut-être le vide. Un étirement du temps, une épuration des lignes et des sentiments, une élucidation des surfaces qui s’habillent de lumière. Entre romantisme et mélancolie, au cœur de ces alcôves l’idéal prend des accents de pessimisme.
« Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l’atmosphère stagnante est légèrement teintée de bleue.
L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une éclipse (…)
Ici, tout a la suffisante clarté et la délicatesse de l’obscurité de l’harmonie.
Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à laquelle se mêle une très légère humidité, nage dans cette atmosphère, où l’esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre chaude (…)
A quel démon bienveillant dois-je être ainsi entouré de mystère, de silence et de paix et de parfum ? O béatitude ! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant connaissance et que je savoure de minute, seconde par seconde !
Non ! il n’est plus de minutes, il n’est plus de secondes ! Le temps a disparu ; c’est l’Eternité qui règne, une éternité de délices ! »
La Chambre Double, extrait, Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris
Comment décrire les chambres qui abritent les couples d’Edward Hopper si ce n’est grâce aux mots de Baudelaire. Ses mots décrivent si bien l’atmosphère qui en émane. Les chambres prennent corps et s’illuminent d’humanité. Les couples les habitent chacun dans sa méditation, ensemble mais séparément. Séparément mais ensemble, une même chambre un même espace. Mais pour autant, chacun vit-il ce lieu de la même façon ? Tous incarnent ces chambres doublement, parfois dans des vies communes, souvent en des méditations solitaires. Un couple, est-ce deux solitudes qui s’assemblent, deux solitudes qui se rejoignent, deux solitudes qui s’attendent… ?
« C’est sans nulle doute le reflet de ma propre solitude, si je puis dire. Je ne sais pas. Ce pourrait-être toute la condition humaine. » Edward Hopper
Pour pénétrer dans ces chambres, Edward Hopper choisit d’inciser des fenêtres dans les murs afin de faire de ces chambres des « réceptacles pour la lumière ». Ces fenêtres sans châssis, sans vitres, sans cadre nous donnent accès à la vie intérieure des couples. La pudeur nous tient tout de même en retrait. Nous nous sentons à la fois autorisé puis tenus en arrière. Ces tableaux sont des miroirs de nos solitudes. De fait si nous acquérons un statut de voyeur il nous est interdit de participer à cette scène, à peine sommes nous tolérés. Le moindre de nos gestes déplacerait l’équilibre parfait acquit par le temps, dans la lumière tout ensemble pulpeuse et raffinée. Finalement nous nous retirons de peur de n’en avoir déjà trop vu.
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