Par Laurence Gossart
« Apprendre à mourir ? À quoi bon, puisqu’on y parviendra de toute façon ? Mais apprendre à vivre : c’est la philosophie même. »
André Comte-Sponville [1]
Au moment où nous écrivons, nous vivons. Notre organisme est bien présent dans un espace que nous partageons aujourd’hui avec d’autres êtres. Là, présents dans un lieu, nos organes vitaux sont en bon fonctionnement. La physis est silencieusement à l’œuvre. « Une fois nés / Ils veulent vivre / Et toucher leurs lots / Et ils laissent derrière eux des enfants / Pour connaître les mêmes lots. » Héraclite. Un pluriel : ils tendus vers un même but, vivre. « Ils veulent vivre », ils se battent pour ce temps installé entre deux bornes : la naissance et la mort. Il y a un schéma, mais il y a des individus. Il y a des êtres et il y a l’être. Si les questions sont récurrentes, les approches sont variées. Vivre relève d’un même processus, mais non d’un même vécu. Ce fragment aux accents pessimistes de Héraclite pousse à chercher ce qui justement se trouve dans ce « vouloir-vivre » que Schopenhauer situe dans cette volonté, consciente ou inconsciente, de puissance de vivre - en puissance de vivre, cette entéléchie de l’âme humaine.
De l’Éros vulgaire à l’Éros céleste
La question de la vie sera abordée ici au travers de celle de l’amour. Les scientifiques ont démontré que l’éveil du nourrisson passe en grande partie par le regard de sa mère (et de son père). La caresse, la peau, l’odeur, et puis le regard. Contrairement à d’anciennes conceptions, on sait désormais que le nourrisson voit dès sa naissance. Il reconnaît très vite sa mère. De ces phénomènes physiques, chimiques, notre corps, nos sens d’adultes conservent les traces, les empreintes profondes. Des traces tout autant physiques que psychiques qui déterminent les comportements de l’homme. Ainsi, nous sommes en mesure de nous demander si l’adulte n’est pas inconsciemment amené à reconduire, dans les relations ultérieures, ses contacts avec autrui. L’amour éprouvé par une personne développe en nous le besoin de la voir, de la regarder, mais aussi de la sentir, de la caresser. Des gestes similaires à ceux d’une mère et de son nourrisson. Des gestes amplifiés, décuplés et dont la charge émotionnelle, érotique et sexuelle n’est pas du même registre, mais qui pourtant prennent bien naissance dans ces contacts physiques. Sentir l’odeur de l’autre, percevoir son onde sensuelle, toucher sa matière, ses qualités de peaux, jamais la même suivant la zone de son corps, éprouver ses flux et ses sons : des gestes amoureux, mais qui prennent racine dans l’animal en nous. Réitérant ces contacts, l’homme et la femme ne sont plus des sujets conscients et pensants, mais des animaux qui répondent à l’appel d’une Nature qui à la volonté de croître et pour qui l’Homme n’est qu’un des vecteurs. C’est ainsi que Schopenhauer définit toute forme de contact entre les êtres humains. À ses yeux les sentiments les plus délicats ne seraient que des pirouettes de la nature pour conduire les Hommes à ses fins : se reproduire. Il place ainsi l’être humain dans une position où il est dépourvu de véritable volonté. Son âme, son esprit, sa pensée ne seraient que des marionnettes et seuls quelques esprits supérieurs seraient à même de s’en rendre compte. Entre l’homme et l’animal, point de différence ? D’ailleurs, devons-nous utiliser le terme d’animal ou le concept d’anima ? Qu’en est-il de l’amour et du sentiment amoureux dans ce processus qui anime l’homme et créer de l’être vivant? Platon dans Le Banquet ne se contente pas de remettre en question un amour bestial, il propose une autre forme d’amour qui anime les êtres et les éveille, un amour bien plus profond et qui, à l’inverse de ce que suggère Héraclite dans le fragment proposé en introduction, est un amour qui augmente l’homme et le conduit en prendre la mesure de sa vie. Un Éros céleste, spirituel et non un Éros vulgaire. Un amour qui lui apprend à vivre. Donc entre naître et mourir, il y a un espace que l’homme apprend à occuper différemment chaque fois, chaque jour, chaque moment. Un espace qui peut être le lieu de reproduction sans recul de comportements, ou bien un espace d’une réflexion plus intime, plus fine. C’est dans cet espace que l’Amour prend place. Entre chimie et alchimie, la question de l’Amour s’annonce plus complexe qu’un simple vecteur de la continuation de l’espèce. Vivre, vivre sa vie, ne peut se résumer au fait de permettre à la Nature de créer les conditions de sa poursuite, de sa volonté d’être. Et si vivre c’est apprendre à vivre comme l’énonce Comte-Sponville, quel pourrait être la place de l’Amour dans cet apprentissage de la vie ?
Apprendre à aimer, apprendre à vivre
En fait, si le mot amour nous semble évident dans le langage courant, en réalité il est une manifestation étrange qui nous lie les uns aux autres, qui fait de nous des êtres sociables, des êtres qui vivent ensemble. Pourrions-nous penser que l’amour serait une nécessité qui s’est imposée par l’obligation que l’homme à de vivre en groupe ? Alors, vivre engendrerait l’amour? Tout au moins, vivre engage d’emblée la relation à autrui. Schopenhauer pense que « la bonne société n’a pas seulement l’inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d’être nous même, d’être tel qu’il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire à nous défigurer de nous-mêmes.[2] » À en croire le philosophe, la vie en société serait source de défiguration de notre nature profonde par la multiplication de contacts avec des êtres différents de nous-mêmes. Schopenhauer évince toute forme d’amour de la vie en société. Il n’est pas même question de l’amour de son prochain. Le contact avec autrui serait source de dégradation de sa propre personne. L’amour de son prochain et la nécessité de vivre en commun seraient-ils, là encore, des pirouettes de la Volonté de la Nature? Point d’Éros céleste dans le propos de Schopenhauer, mais au contraire, une remise en question de toute forme de contact entre les êtres humains. Cela dit, nous pourrions considérer que la préservation de l’espèce pourrait uniquement passer par l’acte de la reproduction sans s’encombrer de sentiment. Mais force est de constater que non seulement les êtres humains se reproduisent, mais ils s’aiment aussi. Ils se le disent et se l’écrivent, ils s’animent d’amour, de désir et portent un regard sur l’être aimé bien différent. Dans l’idéal…car l’amour ne se réduit pas à aimer celui ou celle avec qui l’on se reproduit. Le sentiment d’amour est parfois, et malheureusement, de plus en plus dissocié de l’engendrement de l’enfant. La littérature occidentale développe des flopées de nuances du sentiment d’amour. Des sentiments que chacun tente de comprendre et de vivre de façon singulière. Des sentiments que le temps fait varier, des sentiments qui font l’objet de toute une vie. Apprendre à aimer est l’objet de toute une vie. Alors qu’elle est cette alchimie si particulière que ces contacts physiques produisent? En quoi sont-ils source d’amour et surtout, pourquoi sont-ils si essentiels à la vie ? La vie nous montre qu’elle s’apprend. « La Volonté, écrit Schopenhauer, ne prend conscience d’elle-même que par l’intervention de la connaissance : la connaissance est pour ainsi dire la table d’harmonie de la Volonté et le son qu’elle produit est la conscience. [3]» La vie s’apprend, se conscientise, se représente et ces phénomènes-là sont aussi des expressions de la Volonté en acte. Cette Volonté étant première à toute chose elle nécessite pour l’homme d’être acceptée dans son champ de représentations mentales et fédérée par des rituels de vie et des mots qui désigne et domine (en apparence) cet état de fait. L’Amour serait ainsi une simple manifestation de la Volonté, une manifestation qui serait source de connaissance et sujet d’apprentissage. Mais là encore, si le propos du philosophe dévoile la Volonté au travers de la connaissance, rien ne peut empêcher l’autonomie de l’une par rapport à l’autre. Aimer, s’il est l’objet de connaissance, n’en est pour autant pas moins un objet autonome, participant de la Volonté de la Nature. C’est en tout cas ce que tend à montrer la floraison de sentiments d’amour si nuancé qui ne conduisent pas forcément les êtres humains à se reproduire.
Apprendre à vivre serait-il synonyme d’apprendre à aimer ?
Quel est ce drôle d’état qui nous conduit à voir au travers de l’autre, comme un état second, une seconde vie, un second état de notre être ? Et que devient l’Amour, ce joli mot qui rythme nos romances, nos espoirs et cadence toutes les illusions que nous pourrions avoir ? « Qu’un enfant soit engendré, écrit Schopenhauer, c’est là le but unique véritable de tout roman d’amour, bien que les amoureux ne s’en doutent guère : l’intrigue qui conduit au dénouement est chose accessoire.[4] » Oui, bien entendu, le propos du philosophe est d’une troublante vérité, mais d’un cynisme qui pousse à faire ressurgir cet amour dont il est si difficile de parler qu’il hante toujours et encore nos créations et notre quotidien. L’idylle amoureuse est présentée telle une illusion pour tromper les hommes et les conduire à faire l’amour pour se reproduire. Et ce roman d’amour dont parle Schopenhauer serait-il le roman fantasmé d’un amour désiré, mais qui n’a pas été ; palliatif d’une triste réalité celle d’un quotidien moins peuplé de sentiments que ne le sont parfois les romans de gare. Vécue ou fantasmée, la poésie de l’amour aide à vivre l’enfer de journées vides de sens. Et il serait tentant de dire que c’est bien l’amour qui donne force à la vie, et que, bien qu’étant une des manifestations de la Volonté de puissance, il est essentiel au bon développement de l’être vivant. Devrions-nous nous arrêter là dans cette tentative de compréhension de l’amour ? Embrasser, sentir, caresser, toucher, et, inversement, être embrassé, être senti(e), caressé(e) sont les actes fondateurs d’une relation entre deux amants. L’amour, le sentiment amoureux, se trouve au centre de ces attentions, de ces articulations entre les corps, de leurs glissements et pénétrations. Une chimie des perceptions que la physis accroit. Le désir entre dans une danse où les flux circulent d’un corps à l’autre, des corps qui s’enlacent, s’attrapent, s’empoignent pour se mener à l’extase.
La vie, un phénomène d’accroissement
Croître, grandir était pensé dans l’antiquité comme un concept essentiel. On le trouvait sous le terme de physis. Il deviendra par la suite chez les Latins la Nature, la nature naturante. Le concept de physis désigne ce qui pousse, ce qui croit, se qui se développe, ce qui se génère. « Par rapport au monde, écrit Schopenhauer, l’acte de la génération apparaît comme le mot de l’énigme. Le monde est en effet étendu dans l’espace, vieux dans le temps, et présente une inépuisable diversité de figures. Tout cela n’est pourtant que le phénomène de la volonté de vivre ; et le centre, le foyer de cette volonté est l’acte de la génération. Ainsi, dans cet acte s’exprime avec toute la clarté possible l’essence intime du monde. C’est même à cet égard, un fait digne d’attention qu’on nomme absolument « la volonté » […] Expression la plus nette de la volonté, cet acte est donc le centre, le résumé, la quintessence du monde [5]». Et plus loin dans le même texte, Schopenhauer poursuit « La volonté trouve son foyer, c'est-à-dire son centre et sa plus haute expression, dans l’instinct sexuel et sa satisfaction ; c’est donc un fait bien caractéristique et dont la nature rend naïvement compte dans son langage symbolique que la volonté individualisée, c'est-à-dire que l’homme et l’animal ne peuvent entrer dans le monde que par la porte des parties sexuelles.[6] » Etrange remise à sa place de l’homme ! Et pourtant, cet instinct de reproduction est bien l’entrée, en effet, de l’homme dans la vie. C’est tout simplement par le sexe qu’il advient, par la rencontre de deux organes génitaux mâle-femelle qu’il arrive au monde. Mais avons-nous vraiment besoin de nous aimer pour nous reproduire ? Non. C’est donc que quelque chose d’autre nous meut. Ainsi, si le propose Schopenhauer est un propos criant de vérité, il place sa « Métaphysique de l’Amour » dans le registre du vivant, le confondant ainsi avec celui de la vie. Mais ces deux notions appellent à distinction. L’amour est-il une manifestation de la vie ? Schopenhauer à ce sujet écrit : « On croit que l’instinct est presque nul dans l’homme, sauf tout au plus au moment où, nouveau-né, il cherche et saisit le sein de sa mère. En réalité, nous avons un instinct très déterminé, très net et très compliqué dans le choix si délicat, si sérieux et si opiniâtre d’un autre individu pour la satisfaction du besoin sexuel. [7]» Si l’homme détermine ses besoins par son instinct, peut-on imaginer que l’amour serait une forme conscientisée de cet instinct. Dire « Je t’aime » serait-il l’énonciation acceptée - et surtout socialement acceptable - du besoin qui lie deux êtres qui s’accouplent ?
L’amour force magique du vivant
L’amour comme manifestation de la vie, comme force qui éveille l’homme, le déplaçant ainsi de sa qualité d’être vivant à celle d’être éveillé. Mais qu’entend-on ici par « être éveillé » ? Nous dirions qu’il s’agit d’un être qui devient conscient. Être conscient, c’est être inscrit dans un processus de conscientisation qui fait partie de la vie, et plus exactement, qui donne vie ; non une vie biologique, mais une vie spirituelle, une vie de l’âme. « Parmi les corps naturels, écrit Aristote, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas ; la vie telle que je l’entends consiste à se nourrir soi-même, à croître et à dépérir. [8]» Ce premier état de fait, défini par Aristote, sera la condition, ou plutôt le lieu, du développement de l’âme : l’être en vie, c'est-à-dire l’être animé. Mais la vie ne s’arrête pas à ce stade, car « ce n’est pas le corps séparé de l’âme qui est en puissance de vivre, mais celui qui la possède […][9]». L’âme serait donc l’entéléchie, cette énergie agissante qui permet, d’après Aristote, d’actualiser la vie contenue virtuellement dans le corps vivant. Et comment éveiller cette âme, lui octroyer la plénitude de sa Volonté de puissance inconsciente ? L’amour agit à ce moment comme levier et vecteur qui démultiplie la Volonté de puissance de l’être. Alors que dire d’un amour qui n’aurait comme fonction que la perpétuation de l’espèce comme le soutient Schopenhauer ? L’amour a cette force magique de nous rendre vivant. C’est lui qui guide la Vie. Apprendre à vivre serait donc aussi apprendre à aimer. Apprendre à aimer non juste pour la satisfaction d’un instant de procréation qui n’a pour fonction que la perpétuation de l’espèce. Un amour qui nous apprend à vivre avec l’autre. Héraclite écrivait « Et ils laissent derrière eux des enfants ». Si l’on prend le propos du philosophe à un premier degré, nous y percevons l’amertume d’une reproduction de phénomène sans signification qui se contente d’être. Des êtres qui se contentent d’être. Des êtres vivants et non des êtres en vie. Mais entre les deux bornes qui jalonnent la vie que sont la naissance et la mort, certains êtres s’arrachent de la spirale de la reconduction de comportements pour s’élever vers une pensée de la vie, sur la vie. Quelle est-elle cette vie ? Comment la vivre ? Comment l’occuper ? Comment lui donner sens ? L’amour occupe une bonne part de ce temps à l’échelle humaine. Les traces de nos prédécesseurs nous guident dans l’apprentissage de cette vie, les œuvres foisonnent de rencontres, de désirs, d’échecs, mais aussi de bonheurs, de parcours multiples et singuliers. En effet face ce phénomène, la vie, auquel chacun de nous est confronté, quelles vont être les comportements, les réponses, les actes ? Au schéma général, chacun offre, au groupe que constitue la communauté humaine, une proposition. Et l’amour chaque fois y trouve une place de choix.
[1] André Compte-Sponville, Dictionnaire de la philosophie, Paris, Le Grand Livre du Mois, p. 620.
[2] Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, Puf, 1994, p. 102.
[3] Arthur Schopenhauer, De la Volonté dans la Nature, Paris, Puf, 1986, p. 124.
[4] Arthur Schopenhauer, » Métaphysique de l’Amour », in Pensées et Fragments, Genève, Ressources, 1979, p. 88.
[5] Arthur Schopenhauer cité par Clément Rosset, in, Schopenhauer, Puf, Section “Philosophes”, Paris, 1968, p. 78. Il s’agit de choix d’extraits présentant la pensée du philosophe.
[6] Ibidem, p. 80.
[7] Ibidem, p. 76.
[8] Aristote, De l’Âme, Paris, Gallimard, 1989, p. 39.
[9] Ibidem, p. 41.
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